Retrouvez notre critique de l’album de la semaine.
En fin d’année dernière, Portishead dépoussiérait l’enregistrement de son concert donné au Roseland Ballroom, à New York, tenu encore aujourd’hui comme l’un des plus grands albums live de tous les temps. L’occasion de se replonger avec délice dans un son unique, fondement du mouvement trip-hop avec son mélange de cordes ciselées, d’orgues au parfum rétro, de samples et de scratchs, le tout sur une rythmique alanguie et hypnotisante. Si le talent de Geoff Barrow, chef d’orchestre un peu dingue, et celui d’Adrian Utley, guitariste inspiré, y sont pour beaucoup dans le succès du groupe de Bristol, le public, lui, gardera longtemps à l’oreille la voix blanche et envoûtante de sa «front woman», petit bout de femme perdue dans un pull trop grand, enchaînant les cigarettes et s’accrochant au micro comme si la vie en dépendait.
Un chant magnétique qui avait déjà donné des frissons sur Dummy (1994) et Portishead (1997), avant de revenir une dernière fois à la charge avec Third (2008). Entre temps, Beth Gibbons s’était offerte une parenthèse plus folk en duo avec Paul Webb, alias Rustin Man, l’ex-bassiste de Talk Talk (Out of Season, 2002). Et puis plus rien, ou quasiment, en dehors d’une surprenante apparition au milieu de l’Orchestre symphonique de la Radio nationale polonaise pour y interpréter la Symphonie n° 3 de Górecki et, dans une science du grand écart, une dernière collaboration avec Kendrick Lamar sur la chanson Mother I Sober. Quant à sa promesse, en 2013, de sortir un album solo, celle-ci semblait définitivement rangée dans les cartons.
Sa voix restera immortelle, quoi qu’il arrive
Si cette voix fantomatique, par son absence, semblait condamnée à hanter l’auditeur pour toujours, voilà qu’elle sort des abîmes de façon inespérée. Un retour justifié par une seule raison : parce que les «gens ont commencé à mourir», explique la chanteuse. Avec le bien nommé Lives Outgrown («vies dépassées»), Beth Gibbons fait comme David Bowie ou Leonard Cohen avant elle : un point sur sa vie qui passe, et dix dernières années à compter les larmes et les adieux (à sa famille, à ses amis, à son ancien moi, dit-elle). À voir aussi son corps se fragiliser. À se dire qu’aucun retour en arrière n’est possible. Bref, à encaisser la dure réalité de l’existence et son lot de douleurs, universelles comme intimes. C’est ce qu’on appelle une mise à nu, qui, contrairement à la colère glaciale qui l’habitait sur Portishead, se veut aujourd’hui plus résignée, plus indulgente. Mettons ça sur le compte de l’âge (elle aura soixante ans en 2025).
Le disque, fort de dix titres enregistrés sur une décennie, suggère une profonde introspection. Ici, pas question alors de faire semblant. Comme dans un journal intime, Beth Gibbons parle à cœur ouvert de sujets tels que la maternité, l’anxiété, le vieillissement, le deuil et les chagrins, dans un va-et-vient permanent entre le passé, le présent et l’avenir (sous-entendu par la pochette). Les paroles se veulent honnêtes, sans fard : «Come through my heart when you can» («Viens dans mon cœur quand tu le peux»), supplie-t-elle sur Whispering Love. Ou encore, avec Floating On A Moment, elle confie : «I’m heading toward a boundary that divides us / Reminds us / Travelling on a voyage where the living, they have never been» («Je me dirige vers une frontière qui nous sépare / Qui nous rappelle / Un voyage où les vivants n’ont jamais été»).
On pourrait croire l’invitation plombante. Elle n’en est rien, car Beth Gibbons, dans cet examen personnel, est bien accompagnée. À ses côtés, on trouve James Ford (Arctic Monkeys, Depeche Mode) et Lee Harris (Talk Talk). Un duo qui va déjà lui permettre d’éviter de rappeler son passé avec Portishead, en oubliant l’électronique, les rythmes syncopés et la caisse claire qui claque. Et qui va ensuite lui livrer un écrin parfait pour soutenir son spleen et sa mélancolie, fait de guitares acoustiques, de batteries caverneuses et de violons qui montent haut. Sans oublier toute une palette d’instruments qui embellissent l’ensemble. Une pop orchestrale raffinée qui, grâce à certains détails infimes (un chœur d’enfants, un chant d’oiseaux), affirme qu’après l’ombre, il y a toujours la lumière, et qu’au final, la chaleur triomphe des tourments. Oui, la vie réserve malgré tout de belles surprises. Comment en douter, à l’écoute de cette voix qui a résisté à l’épreuve du temps? Elle restera immortelle, quoi qu’il arrive.