Cette semaine, Le Quotidien a choisi d’écouter le dernier album de Charif Megarbane, Hawalat, sorti le 11 avril sur le label Habibi Funk. Place à l’ouverture !
Sur la pochette, planté au beau milieu d’un champ de coquelicots d’un rouge éclatant, Charif Megarbane se montre tel qu’il est : une fleur à part. Car au cours des deux dernières décennies, il a publié, par ses moyens et le plus souvent sous son label (Hisstology), plus de 100 albums. Une production folle et effrénée qui, de surcroît, ne s’embarrasse jamais de cadres.
Ce Libanais de naissance semble en effet partout à son aise, artiste globe-trotter qui, régulièrement, se pose et enregistre loin de ses racines (Kenya, Portugal, France, Angleterre). Résultat ? Sa musique, principalement instrumentale, s’apparente à un généreux patchwork, ou plutôt à un melting-pot où se mélangent sans effort les styles et les références, que l’on évoque les sonorités italiennes des années 1960, l’afro-beat, le psychédélisme du Moyen-Orient ou encore des breaks de hip-hop «made in New York».
Pour conserver cette indépendance, cette liberté artistique et cette passion pour la bourlingue, tout en cultivant parallèlement le secret sur son identité, ce multi-instrumentiste, amateur d’improvisation, s’est longtemps caché derrière différents pseudonymes. Il le fait d’ailleurs encore, comme lors de la sortie, en 2022 et l’an dernier, des albums Expo Botanica et Les Grandes Vacances sous l’appellation Cosmic Analog Ensemble.
Cependant, entre les deux dates, Charif Megarbane a quitté les emprunts pour signer sous son propre nom. Une première qu’il doit à un label lui aussi tourné vers le monde : Habibi Funk (pour «Funk chéri») qui, depuis Berlin, se plie minutieusement à un travail d’exploration et de dépoussiérage des musiques arabes, au sens large, des années 1970-1980. Ces deux-là, aux visions larges et décomplexées partagées, étaient faits pour se rencontrer.
Au catalogue berlinois, riche d’une trentaine de productions qui aiment prendre le large avec des trésors glanés lors de voyages en Libye, au Maroc ou en Algérie, s’ajoute donc celle d’un artiste contemporain. Là aussi, c’est une première. On est en 2023, et Marzipan s’impose aux côtés d’albums égarés d’anciennes gloires locales, comme Fadoul (le «James Brown» marocain) ou Hamid El Shaeri, star de la pop égyptienne.
Sans oublier Rogér Fakhr, guitariste de la scène de Beyrouth, avec lequel Charif Megarbane partage aujourd’hui la scène. Car si plusieurs décennies les séparent, leur motivation est la même : briser les frontières géographiques et culturelles avec des compositions qui s’inscrivent dans une origine commune, à savoir la Méditerranée et son soleil. Ou du moins sa vision fantasmée.
Un album qui porte en lui l’idée de voyage… sans boussole
Mais ce coup-ci, l’artiste libanais pousse plus loin les curseurs, précisant sur Bandcamp que Hawalat «se tourne davantage vers l’extérieur, la diaspora, la notion d’exil». Si le titre de ce second disque en son nom évoque un transfert informel d’argent (que l’on peut effectuer vers certains pays en manque de devises ou aux contextes politico-économiques instables), il dit surtout beaucoup de sa volonté «d’échanges créatifs».
Fini le laborieux travail en solo, place donc à l’ouverture ! À ses côtés, on trouve ainsi, entre autres, une chanteuse de jazz londonienne, un pianiste napolitain, un violoniste berlinois et même le Stockholm Studio Orchestra, sous les ordres d’un compositeur suédois. Évidemment, l’album a mûri à différents endroits (Stockholm, Beyrouth, Brooklyn) et porte en lui cette idée de voyage… sans boussole.
Car Hawalat et ses 19 titres (bonus compris) aime les détours et les fausses pistes, parfois au sein d’une même chanson. Si ce sont les instruments, en pagaille, qui mènent le bal, ils convoquent, avec légèreté et classe, toute une ribambelle d’influences, avec un fort appétit pour le cinéma européen. Si le musicien cite François de Roubaix et Jacques Thollot comme modèles, ajoutons Ennio Morricone et Vladimir Cosma dans ce voyage kaléidoscopique qui pourrait s’apparenter à une bande originale de bouts de films.
On se laisse alors désorienter, mais charmé, par cette divagation qui croise l’Afrique, l’Occident et l’Orient. Plus consistant que ses autres projets, ce disque affiche le talent de Charif Megarbane, au sommet de son art. Qui sait, peut-être que prochainement il s’attaquera à l’Asie ou à l’Amérique du Sud, jusque-là à peine effleurée. Qu’on se le dise : il n’a pas encore tout défriché, et sa terra incognita regorge sûrement de surprises.