Retrouvez notre critique musique de la semaine.
Dire que ça ne devait être qu’un délire, comme ils le confiaient en 2021. Une parenthèse enchantée que l’on s’octroie juste avant de passer à l’âge adulte, quand l’université façonne les esprits et les obligations gâchent les rêves. Cinq gamins originaires de Brooklyn s’imaginant, l’espace d’un instant, rois de la scène new-yorkaise fondaient Geese. De drôles d’«oies» décidées à ne pas se fondre dans le troupeau, façon vilain petit canard. Projector, leur premier album certes inégal mais prometteur, le démontrait, un peu dingue dans sa conception, mais aux solides appuis : symboliques (avec ses références à Pixies ou à Marquee Moon de Television) ou concrets (notamment le soutien du label Partisan Records, qui s’occupe d’Idles ou de PJ Harvey). Mais rien ne présageait, quatre ans plus tard, une telle métamorphose.
Avant cela, il y a eu deux évènements majeurs : d’abord un second disque, 3D Country (2023), au succès mitigé. Sûrement parce qu’il n’a pas su rallier le public à sa cause, frileux devant cet objet aux airs de western apocalyptique, animé par la country, le gospel et le rockabilly, teintés d’avant-gardisme. Ensuite, après le départ du second guitariste, Foster Hudson (qui, contrairement à ses camarades, a succombé à l’appel des sirènes académiques), il y aura l’escapade en solo du leader, Cameron Winter, contemplative et désolée à la manière d’un Leonard Cohen ou d’un Tom Waits (Heavy Metal, 2024). Sa voix, énigmatique, va se faire entendre aux États-Unis et bien au-delà, consacrant un chanteur rare. Mieux : elle va donner à Geese, groupe trop éparpillé pour qu’on lui reconnaisse aisément une identité et des intentions, ce qui lui manquait jusque-là : son squelette, son cœur émotionnel.
Je n’ai aucune idée de vers où je vais… Me voici!
C’est en effet ce chant, entêtant, capable de traîner, mollasson, comme d’exploser dans des cris gutturaux, qui sert de trame à ce Getting Killed, démonstration de force prouvant que la musique a toujours des choses nouvelles à proposer, surtout quand on la joue avec les tripes. Aux côtés de leur pote, Emily Green (guitare), Dominic DiGesu (basse) et Max Bassin (batterie) ne facilitent pas la lecture d’un disque qui s’apparente à un chaos organisé. Comme un puzzle éclaté, éparpillé, puis recomposé à la hâte en studio sur dix petits jours, il détricote les structures traditionnelles du rock tout en gardant ses codes, notamment pour ce qui est de l’alternance entre les moments calmes et ceux plus tempétueux. Non, entre tendresse et colère, Geese ne choisit pas, crachant son «mépris» pour tout classicisme, comme l’écrit son label.
Avouons-le, le terme est fort, surtout à l’écoute des mélodies qui animent certains morceaux, comme les superbes Cobra et Au Pays du Cocaine. De la pop, donc, qui caresse l’oreille et donne un peu de répit au milieu de ce tourbillon inventif, qui ne cherche jamais la facilité. Bravaches, les styles s’y entrechoquent (blues, punk, folk) et accouchent d’assemblages improbables mais efficaces, faits de chœurs multicouches, de guitares hurlantes, d’une batterie en roue libre et de boîtes à rythmes sifflantes. Résultat : onze titres qui courent sur 45 minutes d’où l’on ressort déboussolé, étonné que l’on puisse sauter d’étranges ballades à des expériences furieusement répétitives. Le paradoxe est même total : alors que Geese livre ici son œuvre la plus singulière, c’est elle qui le porte aux nues. La presse anglo-saxonne, moins réservée que celle européenne, y voit d’ailleurs l’un des grands albums de 2025.
C’est mérité, ne serait-ce qu’en raison de cette propension à prendre à revers les attentes. À convoquer, pour la production, une star… du hip-hop (Kenny Beats), quand ce n’est pas le rappeur JPEGMafia qui hurle dans une des chansons. À composer un album qui fait sens de bout en bout, à l’opposé des coutumes qui disent que le single compte plus que tout. À oser, tout simplement, et persévérer dans une voie qui échappe à toute catégorisation. «Je n’ai aucune idée de vers où je vais… Me voici!», lâche d’ailleurs Cameron Winter en conclusion (Long Island City Here I Come). Évidemment, malgré l’aspect indomptable de cette production, on pourra toujours lui trouver des modèles, comme Talk Talk ou Tim Buckley. À cela, Geese répondrait qu’il avance seul et que l’espace d’un album, il a réalisé son objectif : trôner au sommet du rock new-yorkais. Et ça, personne ne pourra le lui enlever.