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[Album de la semaine] Avec «Dead Channel Sky», clipping. déconstruit le futur


Dead Channel Sky est, du double point de vue musical et narratif, une façon pour clipping. de se jouer des appellations qu’on voudrait bien lui coller. (Photo Sub Pop)

Sixième LP de clipping., Dead Channel Sky se présente comme leur album le plus accessible sans que le trio de Los Angeles ne renie pour autant son approche expérimentale.

En littérature et en cinéma, le genre cyberpunk, typique de l’avènement de l’ère digitale et de la montée en puissance du capitalisme tout au long des années 1980, n’a depuis cessé de gagner en ampleur comme en pertinence. Et c’est bien naturel, à en croire l’allure d’un monde réel qui ressemble de plus en plus à ces imaginaires visionnaires et dystopiques, dans lesquels la société est dominée par les corporations, les inégalités et les injustices de plus en plus visibles et décomplexées, le transhumanisme et l’effondrement environnemental des quasi-réalités.

C’est ce royaume déprimant qu’investit clipping. avec Dead Channel Sky, qui emprunte par ailleurs son titre à l’incipit du roman de William Gibson Neuromancer, référence absolue du genre parue – ça ne s’invente pas – en 1984 et qui a notamment influencé The Matrix (Lana et Lilly Wachowski, 1999).

Entre album concept et mixtape

Le trio de Los Angeles, déjà un cas unique dans l’univers du rap pour son approche expérimentale, proche du noise rock et de l’electro industrielle (les deux producteurs sont le docteur en musicologie expert de la musique bruitiste William Huston et le compositeur avant-gardiste de musique de film Jonathan Snipes), avait déjà été nommé à deux reprises aux Hugo Awards, les plus hautes distinctions dans le domaine de la science-fiction, pour sa musique.

En même temps qu’une forme de revendication de son appartenance à des genres (le rap et la SF), Dead Channel Sky est, du double point de vue musical et narratif, une façon pour clipping. de se jouer des appellations qu’on voudrait bien lui coller. Ce sixième LP laisse justement planer l’incertitude entre album concept (traversé par une architecture sonore et une narration cohérentes, placées sous le signe d’une critique acerbe du monde moderne) et mixtape (on passe des pulsations de la «rave music» aux itérations électroniques d’un rap codifié, avec son lot d’interludes bruitistes).

clipping. s’inscrit dans une histoire radicale de la musique au même titre que Death Grips ou Prodigy

Comme un signe avant-coureur du monde étrange, avançant – comme le cyberpunk – dans un espace brumeux où se côtoient les potentialités infinies des 0 et des 1 et la réalité physique du monde, l’introduction de Dead Channel Sky est marquée par la «musique» déconstruite d’un modem, ses sonorités reconnaissables continuant de hanter les 54 minutes de l’album. Les expérimentations électroniques peuvent, elles, prendre la forme d’un labyrinthe «drone» (Simple Degradation) ou d’une production taillée pour les clubs et pourtant abstraite (Ask What Happened, formidable «closer»), envahie par des paroles nerveuses («Le futur appartient aux 1 %»).

Plus que dans son dernier diptyque sous le signe de l’«horrorcore», (There Existed an Addiction to Blood, 2019; Visions of Bodies Being Burned, 2020) ou que dans ses précédents opus qui flirtaient avec la musique concrète (CLPPNG, 2014), on perçoit chez clipping. l’envie d’être à l’aise avec les influences de son récit-manifeste – William Gibson, donc, mais aussi Blade Runner (Ridley Scott, 1982) avec, par exemple, les nappes de synthés et boîtes à rythmes rétrofuturistes de Code ou de l’abrasif Dominator.

Changement de paradigme

Plus largement, l’univers de clipping. s’inscrit dans une histoire politique et radicale de la musique à laquelle ont contribué Death Grips, Prodigy, Aphex Twin ou Nine Inch Nails – voir la rage acide de Dodger ou de Change the Channel. Mais on grappille aussi des évocations d’une nouvelle génération d’artistes atypiques dont font partie JPEGMafia (Polaroids ou Mood Organ) ou Channel Tres (le très «groovy» Mirrorshades). Et puis, du Wu-Tang Clan à Eminem (le «flow» à la vitesse démoniaque du MC, Daveed Diggs!) en passant par Common, clipping. embrasse tout le spectre du rap au commentaire politique, à la plume extralucide, tantôt poétique, tantôt trempée dans le vitriol.

Dead Channel Sky amène un changement de paradigme chez le trio (une référence, oui, mais de niche) en se présentant comme leur album le plus accessible et identifiable – le fait qu’il puisse incarner aussi le pinacle de ses expérimentations et de ses subtilités n’est pas forcément contradictoire.

clipping. Dead Channel Sky. Sorti le 14 mars. Label Sub Pop. Genre rap / electro