Tenter de définir le style musical d’Algiers, c’est comme donner une bicyclette à un poisson : ça ne sert à rien! Surtout, la démarche serait forcément réductrice, le quatuor d’Atlanta (Géorgie) développant depuis quelques années un genre qui lui est propre, consolidant par là même sa place au panthéon moderne des groupes majeurs. En atteste There Is No Year, sorti le 17 janvier, avec toutefois un réflexe pop plus prononcé.
Jusqu’à la semaine dernière, deux albums témoignaient de cette disposition à ne rien faire comme les autres – seul le groupe Young Fathers s’en rapproche, à sa manière : Algiers (2015) et The Underside of Power (2017), tous deux hébergés chez Matador.
Et pour ne rien faciliter les choses, la formation, dans son avancée singulière, cherche sans cesse à se remettre en question. Ainsi, le premier disque restait fidèle au punk/post-rock, alors que le second succombait à des joies plus synthétiques. Mais ici et là, on trouvait quand même quelques indices fédérateurs, ceux d’une signature peu commune : no wave «eighties», soul «sixties» fantomatique, guitares acérées, chants incantatoires, groove spirituel, gospel-punk et textes fiévreux…
Un effroi palpable
Pour mettre tout le monde d’accord (ou pas), disons qu’Algiers, ça a l’allure de complaintes gospel et soul, revues et corrigées par des amateurs de punk et d’électronique. Un truc étrange qui convoque aussi bien les esprits de Suicide, Quincy Jones et de James Chance.
There Is No Year poursuit dans la même veine, bien que légèrement différent. En effet, sans jamais tourner le dos à l’expérimentation, le disque s’inscrit dans un réflexe pop plus prononcé, comme en témoignent certains morceaux plus tempérés, aux chœurs légers et à la mélodie tranquille.
Cela dit, mieux vaut se méfier, car avec la bande à Franklin James Fisher, le calme est toujours annonciateur d’une tempête qui gronde. Et cette troisième offrande porte bien en elle cet effroi palpable.
Pour preuve, d’abord, le titre, qui reprend celui du roman sorti en 2011 de Blake Butler, originaire d’Atlanta comme eux – l’album lui est d’ailleurs dédié. Une littérature expérimentale (elle aussi) qui dirait, pour faire simple, que le monde entier est d’une nuance grise et potentiellement menaçant.
La dénonciation du racisme, du capitalisme, du cynisme…
Idée qu’épouse, plume à la main, le leader du groupe, notamment avec un poème – intitulé Misophonia et reproduit à l’intérieur de l’album – où celui-ci exprime ses doutes et son anxiété face à l’instabilité du monde. C’est qu’Algiers est un groupe militant, dans un sens noble du terme. Leurs références sont solides, tout comme leurs connaissances de l’Histoire.
Ceux qui étaient aux Rotondes à l’été 2018 doivent se souvenir des discours militants lancés en introduction aux morceaux, tournés aussi bien vers la philosophie de Jean-Paul Sartre que l’engagement des Black Panthers – rappelons que le Sud américain, d’où le groupe est issu, est régulièrement le théâtre de violences contre les Afro-Américains.
Bref, leur message, vous l’aurez compris, c’est la dénonciation du racisme, mais aussi du capitalisme, du cynisme et de l’égocentrisme, le tout dans un appel non dissimulé à la sédition. Oui, Algiers entend tout renverser (l’expression «Everybody wants to break down» sert de refrain à Dispossession), et pour cela, il n’entend faire aucun compromis («No, we won’t show mercy» sert lui aussi de mantra au titre We Can’t Be Found).
Un album accessible à un plus grand nombre
Au final, en dehors de la onzième et dernière chanson, Void, qui envoie la sauce, comme dans un désir cathartique final (il faut bien que ça sorte!), There Is No Year est une nouvelle preuve de l’inventivité et de la cohérence – dans les pensées comme dans les actes – d’un groupe rare, qui sait marier la poésie, l’intellect et l’envie d’en découdre, le tout livré avec un sens aiguisé de la rupture et de la tension.
Mieux, bien que chacun de leurs morceaux contient mille pistes et détails, instrumentaux et vocaux, l’ensemble est voulu accessible à un plus grand nombre – d’où sûrement l’ajout de nombreux synthétiseurs, boîtes à rythmes, et autres effets sonores. Comme le rappelle, à juste titre, le chanteur-guitariste Franklin James Fisher, le monde part à vau-l’eau, sous le regard attentiste des politiques. Les rues sont larges, il va falloir y mettre du monde.
Grégory Cimatti
There Is No Year, Matador Records.