Cette semaine, Le Quotidien a choisi d’écouter le dernier album de 21 Savage, « American Dream », sorti le 12 janvier sur le label Slaughter Gang / Epic.
Lors d’une fête, le temps d’une escale londonienne, les personnages de la série Atlanta sèchent quand on leur demande s’ils sont familiers avec le rap anglais. Kano ? Giggs ? Russ Millions ? Connais pas. 21 Savage, peut-être ? Les Américains lancent un «yeahhhh» entendu, histoire de sauver la face. Derrière la blague, il y a, certes, une histoire floue, du moins méconnue.
Shéeya Bin Abraham-Joseph, né en 1992 dans le quartier populaire et multiculturel de Plaistow, dans l’est de Londres, et émigré à Atlanta à l’âge de sept ans avec sa mère, à la suite du divorce de ses parents, s’est imposé comme l’un des meilleurs rappeurs du sud des «States» depuis l’EP Savage Mode (avec le producteur phare de la trap, Metro Boomin), en 2016. Soit longtemps avant d’obtenir la fameuse «green card», qui a fait de lui un résident américain légal en… 2023.
Son parcours d’intégration, ponctué d’épisodes criminels et de longs démêlés avec la justice américaine, est la toile de fond d’American Dream, troisième album solo de 21 Savage. Le plus intime, le plus honnête et, aussi, un formidable tour d’équilibriste : fidèle à son «flow» signature syncopé, ponctuant inlassablement ses vers d’un «21» ou d’un «pussy», le rappeur ne déroule pas moins une narration exigeante, tenue le long de quinze titres et s’ouvrant avec All of Me, une histoire de déracinement et d’intégration par la rue et le crime («Je viens des rats et des cafards/J’ai vu des tas d’homicides, mais j’ai maintenu mon cap»).
Son blase d’artiste, il l’a adopté à la suite d’une fusillade avec un gang rival, le jour de son 21e anniversaire, durant laquelle il a perdu son meilleur ami; lui a survécu, le même jour, à six balles et une hémorragie, mais jusqu’à ce jour, il «continue d’avoir des flash-back de Johnny», glisse-t-il plus loin, dans Letter to My Brudda.
Ainsi, 21 Savage ne cache rien de «cette merde (qu’il) prie de n’avoir jamais à refaire», les deals, les braquages, les meurtres, bref, une vie longtemps passée entre les écoles et les centres de détention juvénile, tout en vivant illégalement aux États-Unis depuis l’expiration de son visa en 2006.
S’il n’a jamais caché ses années de délinquance – la violence vécue étant même au cœur de son art –, il s’exprime pour la première fois sur la difficulté de s’en libérer, rappelé à son passé tant par la rue que par la justice. Pierre angulaire de l’album, Letter to My Brudda est le témoignage indéfectible de son soutien à Young Thug, emprisonné depuis 2022 et contre lequel la justice utilise les paroles de ses raps comme preuves d’actes criminels, dans un procès au long cours hypermédiatisé. À ce sujet, 21 Savage tranche : le rap est un moyen d’expression libre, et si sa réussite est le résultat de sa persévérance, c’est aussi et surtout une forme de rédemption que lui offre la musique.
Toujours généreux quand il s’agit de répondre aux codes de la trap, le rappeur menace les ennemis et les balances (Redrum, le bien nommé Dangerous) et étale sa richesse, pour le «flex» (Pop Ur Shit, See the Real) ou pour les filles (Sneaky, Née-Nah). Aujourd’hui, son style de vie rejoint le rêve américain qu’il imaginait, enfant.
Alors, pour conjurer les années difficiles exposées dans la première moitié de l’album, il s’affirme dans la recherche musicale, tant par l’usage contrôlé de samples insérés à des fins narratives (All of Me, Redrum, Née-Nah), que dans une seconde moitié d’album sous le signe du R’n’B, qui le voit s’illustrer aux côtés d’invités tels que Brent Faiyaz (Should’ve Wore a Bonnet) ou Summer Walker (Prove It).
En écho à son rêve en demi-teinte, 21 Savage scinde son album en deux et prouve sa puissance, plus uniquement par les mots et le «flow», mais en dépassant l’étiquette «trap» qui, malgré lui, fait autant de bien que de mal.