Accueil | Culture | [Album de la semaine] «10,000 gecs» de 100 gecs : tout, partout, en même temps

[Album de la semaine] «10,000 gecs» de 100 gecs : tout, partout, en même temps


À la question : «le futur de la musique pop doit-il repousser les limites de ce qui est écoutable?», on pourrait imaginer un artiste savant – David Byrne? Robert Fripp? Brian Eno? – nous pondre une thèse écrite de 600 pages qui servirait d’étude définitive sur le sujet.

Face à une hypothétique lecture qui demanderait beaucoup de temps, de concentration et de prérequis, 100 gecs, représentants d’un monde qui va plus vite que la musique, propose une autre réponse beaucoup plus pragmatique, en forme de démonstration : leur nouvel album, 10,000 gecs.

Après leur EP homonyme (2016), le duo formé par Laura Les et Dylan Brady s’est senti investi d’une mission : faire sortir leurs créations expérimentales des tréfonds de SoundCloud tout en défiant les limites de l’indigeste. Ce qui, jusqu’à présent, leur a plutôt réussi. Outre une «fanbase» qui s’est considérablement élargie, touchant jusqu’aux éminents critiques du New York Times, de Rolling Stone et de Pitchfork, ils ont obtenu de leur premier album, 1000 gecs (2019), la promesse d’un avenir radieux sur l’un des grands labels américains, Atlantic. Ainsi, une autre question : dans un catalogue qui inclut les meilleurs avant-gardistes du jazz (Charles Mingus, John Coltrane), du rock (King Crimson, Led Zeppelin) ou du rap (Oliver Tree), quels seront la place et l’impact d’un groupe qui revendique son mauvais goût et son humour potache avant toute autre chose?

100 gecs préfèrera sans doute laisser parler l’avenir. En ajoutant à chaque nouvel opus un zéro à leur nom, ils promettent de viser toujours plus haut, toujours plus fort. Le titre de film qui leur colle le mieux à la peau? Everything Everywhere All at Once. Tout, partout, en même temps : c’est à peu près la devise des chantres de l’«hyperpop», un sous-genre futuriste qui ne cesse de voir ses capacités décuplées, comme la réécriture constante d’un manifeste générationnel à l’heure du transhumanisme. Comme nouvelle preuve, 100 gecs se défait largement de ses voix broyées par des consoles électroniques et de ses mélodies rageusement déconstruites. Ce qui n‘empêche pas de continuer à vouloir affirmer la cacophonie comme proposition artistique à part entière (des groupes aussi éloignés que Nine Inch Nails et Brockhampton, qui ont tous deux invité 100 gecs à partager leur tournée, semblent d’accord sur ce point).

100 gecs fait cohabiter le retour aux inspirations premières et la vaste blague

Alors, comment voir les choses en grand sans renier son credo «destroy»? Le duo s’en amuse en faisant démarrer 10,000 gecs par la célèbre «Deep Note», l’indicatif musical du logo THX. Pour la faire exploser en plein vol à grands coups d’un riff thrash metal bien nerveux, qui ponctuera ensuite leur «flow» digitalement modifié (Dumbest Girl Alive). Un grand label est synonyme de plus grandes ressources, et 100 gecs les met à profit pour étendre son style dans une nouvelle direction, où cohabitent le retour aux inspirations premières et la vaste blague. Se rapprochant le plus souvent d’un hybride d’«alt-rock» et d’electro expérimentale, l’album multiplie les renvois à ses aînés – Sum 41, Limp Bizkit, Korn… – en faisant de leur son un véritable terrain de jeu (Hollywood Baby ou Billy Knows Jamie). Ils se fendent même d’une double aventure dans le ska, genre auquel ils injectent une grosse dose de stéroïdes pour deux hymnes joyeusement débiles (Frog on the Floor et I Got My Tooth Removed).

En réutilisant des pierres angulaires de tout un pan de la pop culture, 100 gecs s’impose plus que jamais comme la figure de proue de la «post-culture», celle qui se découvre dans les anfractuosités d’internet et la musique et l’image mises à disposition à l’infini, et qui ne vit que pour l’amour du mème. Le simple fait qu’ils ne racontent rien et que leur musique soit dénuée de la moindre once d’émotion dit tout sur ce qu’ils représentent. L’avenir leur donnera raison, ou pas; force est de constater l’extrême sincérité de leur démarche. Dans le New York Times, Laura Les a récemment déclaré : «Faire de la musique est un truc tellement amusant. Si ça ne l’était pas, on arrêterait simplement d’en faire.» Quant à l’avis de l’auditeur, c’est une autre histoire…

100 gecs – 10,000 gecs

Sorti le 17 mars

Label Atlantic

Genre pop / rock alternatif / expérimental