Quand Murat Öztürk ne jongle pas avec les projets, il se pose et souffle, en musique. C’est ce que le pianiste propose avec le délicat Aïna, son dernier album jazz enregistré en trio, qu’il a présenté au Luxembourg fin janvier.
Aïna est son cinquième album, mais Murat Öztürk avoue être «venu au jazz complètement par hasard». «C’est une musique qui peut être difficile d’accès si on n’y est pas initié tôt», reconnaît-il. Lui l’a été tard, «vers 23-24 ans», alors qu’il jouait de la guitare dans des groupes de rock et de blues, par l’intermédiaire d’un ami saxophoniste : «Derrière les saxophonistes qu’il m’a fait écouter, il y avait des pianistes incroyables : Bill Evans, Oscar Peterson… Je suis tombé amoureux de cette esthétique, de la musique et du piano en particulier.»
Le pianiste, qui est né et vit en Lorraine, a depuis largement fait preuve de son talent, avec les albums Crossing My Bridge (2009) et Dün (2014), mais aussi et surtout sur scène, en particulier au Luxembourg, sa «terre d’accueil», où il joue régulièrement.
Son dernier album, Aïna, sorti en décembre, est un voyage intime où s’expriment pleinement la délicatesse de son jeu et la douceur de ses mélodies. Avec Franck Agulhon (batterie) et Thomas Bramerie (contrebasse), Murat Öztürk se livre à une introspection aux accents cinématiques, merveilleuse, et la raconte au Quotidien, avant, dit-il, de s’embarquer à nouveau dans un projet, en solo cette fois…
Comment est né ce nouvel album ?
Murat Öztürk : Je l’ai composé il y a environ trois ans, il devait sortir il y a deux ans, mais cela n’a pas pu se faire à cause de la pandémie. On l’a enregistré en avril 2021 au studio Downtown à Strasbourg en trio, avec Franck Agulhon et Thomas Bramerie. Franck, c’est un ami de longue date, mais on n’avait jamais enregistré ensemble.
Quand il m’a demandé avec qui j’aimerais enregistrer, je lui ai parlé de Thomas Bramerie, dont j’adore le jeu de contrebasse et le son, et il se trouve qu’ils se connaissaient. La rencontre s’est faite toute naturellement, on a matché tout de suite, et c’est une des meilleures séances d’enregistrement que j’ai faites.
Vous avez composé Aïna il y a trois ans, mais l’avez largement conçu pendant le confinement. Le temps a-t-il été bénéfique ?
Complètement ! Au départ, je cherchais même une autre rythmique et une instrumentation différente, avant de porter mon choix sur le trio classique. Et évidemment, j’ai retravaillé les idées, les morceaux… J’avais le temps, et ce temps nous a permis d’aborder la chose de manière détendue. Cela contribue au fait que la séance d’enregistrement se soit si bien passée : on était tous très prêts !
C’est aussi votre retour au trio, après deux albums aux formations plus imposantes. On est plus à l’aise quand on est moins nombreux ?
Sur le précédent album, Dün, on était sept, avec un gros travail d’arrangements et d’orchestration. Pour cet album, j’avais envie de revenir à quelque chose de plus concentré, dans tous les sens du terme : peu d’instruments, une musique épurée, bref, aller à l’essentiel. C’était véritablement un album d’introspection, favorisé, c’est certain, par le contexte.
L’intimité passe aussi par le triangle d’amis dont vous vous êtes entouré…
Absolument. C’est important de bien choisir ses musiciens, ce sont eux qui vont t’accompagner, te soutenir, faire vivre la musique, donc humainement, il faut qu’il se passe des choses. L’humain est extrêmement important dans ce genre de réalisation à plusieurs, et dans le cas de Thomas et Franck, l’alchimie s’est faite. À partir de là, tout est possible.
L’album a un vrai sens de la narration, avec dix morceaux qui se succèdent comme des petites histoires liées l’une à l’autre…
C’est quelque chose qui, je crois, revient souvent dans ma musique. Il y a quelque chose qui est lié à l’image dans ce que j’écris, c’est un rapport à ma musique qui a toujours été présent chez moi. Dans Aïna, j’ai voulu raconter une histoire, je ne sais pas vraiment ce qu’elle raconte, mais je crois que chacun peut trouver la sienne.
Aïna, c’est une des meilleures séances d’enregistrement que j’ai faites
Par ailleurs, on a enregistré plus de titres, ceux qui ne figurent pas sur l’album étant justement ceux qui ne collaient pas à l’histoire générale, à la cohérence de l’album. L’idée était vraiment d’être authentique, d’aller au fond du sentiment, d’opérer un retour à moi-même.
Vous multipliez les projets, en solo et en groupe, dans le jazz et d’autres genres. Le calme et l’intimité d’Aïna, c’est votre façon de faire une pause ?
Tout à fait. Ça fait partie de ce même processus, comme une virgule, avant de repartir vers d’autres aventures. Quand on fait beaucoup de choses – ce que je fais toujours avec plaisir – on procède de façon éclatée, on doit essayer d’être sur tous les fronts, passer très vite d’un monde à l’autre…
Donc oui, c’est important de prendre le temps de se poser et offrir ce qu’on a de meilleur pour repartir de plus belle.
Dün, qui explorait la musique turque, était une forme de retour à soi par les origines. Aïna offre un voyage très différent…
J’ai des origines turques par mon père et italiennes par ma mère, j’ai grandi en France, donc j’ai été baigné par plusieurs influences. Pour Dün, j’ai eu envie de creuser la musique turque, que j’écoute depuis gamin mais que je n’avais jamais jouée. C’était autant une façon de revenir à moi-même qu’une sorte d’exercice de style, mais dans lequel je n’exprimais qu’une partie de mon identité.
Il y a plusieurs chemins pour venir à soi, Dün en était un, qui avait à voir avec les origines, les parents. Aïna est encore plus proche de moi, simplement parce que je me suis mis au piano et j’ai écrit ce que je ressentais, sans me poser de questions. « Ayna », en turc, c’est le miroir : c’est quelque chose qui ne triche pas.
Vous jouez régulièrement au Luxembourg et côtoyez la scène jazz luxembourgeoise. Ce sont des musiciens qui vous inspirent ?
J’ai commencé à venir au Luxembourg il y a une dizaine d’années pour donner des cours privés, et j’ai découvert une scène jazz incroyable. Finalement, j’y suis resté, j’ai fait de très belles rencontres avec des musiciens formidables comme Sascha Ley, avec qui je travaille beaucoup, ou Maxime Bender, des amis.
Depuis, j’ai créé à Luxembourg mon agence artistique, Mözarts, qui est devenu mon label, sur lequel je n’exclus pas de pouvoir signer à terme d’autres artistes, luxembourgeois peut-être. Le Luxembourg est devenu ma terre d’accueil, et j’essaie, à mon niveau, d’y faire vivre des choses, du moins d’être présent sur cette scène.
Aïna,
de Murat Öztürk.