La passe d’Irshad, à près de 5 000 mètres d’altitude, marque la frontière entre l’Afghanistan et le Pakistan. Située sur l’ancienne route de la soie, elle permet d’accéder au corridor de Wakhan, une bande de territoire reculée en Afghanistan, où le commerce est immuablement basé sur le troc.
Afzal Baig aiguillonne son cheval, en vain: l’animal refuse de faire un pas de plus sur le périlleux sentier de montagne qu’il est en train de gravir, chargé de marchandises destinées au troc en Afghanistan. A presque 5 000 mètres d’altitude, la passe d’Irshad, jadis un axe des routes de la soie, est aujourd’hui la frontière physique entre l’Afghanistan et le Pakistan. Ce lieu minéral et hostile est l’un des rares points d’entrée dans le corridor de Wakhan, une étroite bande de territoire à haute altitude et particulièrement reculée dans le nord-est de l’Afghanistan.
Il a été emprunté par des générations de marchands comme Afzal Baig avec leurs bêtes de somme. Un seul faux pas sur cet étroit sentier peut précipiter le voyageur des centaines de mètres plus bas. Tandis que Afzal Baig s’énerve sur son cheval, le blizzard se lève. « Méfie-toi de cette route », crie-t-il: « Elle peut te trahir à tout moment. »
Les marchands se rendent auprès de la tribu wakhi qui vit à Wakhan pour y échanger leur cargaison contre du bétail. Seule une poignée de personnes accomplissent chaque année ce vertigineux trajet au coeur du « noeud du Pamir », le point où convergent trois des plus hautes chaînes de montagnes du monde.
Disparus dans des avalanches
Baig gratte la neige des sabots du cheval et le voyage reprend. La tempête limite la visibilité à quelques mètres, contraignant chaque homme à se repérer au son du cheval qui le précède. Des crânes et d’autres ossements humains gisent dans des grottes le long du chemin: selon Baig, ce sont les restes de marchands morts durant le trajet. Lui-même a déjà perdu six de ses compagnons de route, disparus dans des avalanches sur les parois. Trois d’entre eux ont péri dans un accident. Leurs corps n’ont été retrouvés que près d’un an plus tard.
Ni Baig, ni ses clients à Wakhan n’ont d’argent. Tous les échanges sont basés sur le troc de bétail. Trois chapeaux valent un mouton, une demi-douzaine de montres en plastique coûtent deux ovins ou une chèvre et 10 kg de thé ou 5 kg de farine valent un yak. L’autre monnaie d’échange est le beurre de yak, conservé dans des outres en boyaux de chèvre ou de mouton.
Beurre de yak contre chaussettes
Très apprécié, un sac de beurre peut s’échanger contre dix paquets de cigarettes, trois paires de chaussures ou six à huit paires de chaussettes. « J’espère obtenir trois yaks », indique Baig, assis auprès d’un feu de camp, buvant un thé mêlé de flocons de neige. Le commerce avec Wakhan représente « son héritage ancestral », explique-t-il. Son père et son frère aîné ont tous deux parcouru ces chemins avant lui mais sont désormais trop âgés pour le faire.
Les habitants de Hunza, un ancien état princier situé de l’autre côté de la passe et qui fait aujourd’hui partie du Pakistan, racontent que la tradition du troc avec Wakhan est vieille de plusieurs siècles et a contribué à consolider la paix entre leurs peuples.
Pour Aziz Ali Dad, un anthropologue qui a étudié les tribus de cette zone connue sous le nom de Haute Asie, cette voie commerciale représente une artère mineure de la Route de la Soie. « Dans le temps, les tribus à la frontière entre la Chine, le Tadjikistan, l’Afghanistan et le Pakistan commerçaient entre elles », explique-t-il.
L’invasion soviétique en Afghanistan a sonné le glas de ces échanges. Mais la route reliant Wakhan à Hunza a survécu, très probablement parce que la passe d’Irshad est l’une des rares voies d’accès au corridor et parce que la région est restée à l’abri de la guerre. « Les gens des deux côtés de la frontière partagent la même culture, les mêmes langue et parenté et c’est un avantage supplémentaire », note-t-il.
Boutons colorés
Lorsque Baig arrive finalement au premier hameau à Wakhan, hommes et femmes accourent vers lui. Les hommes lui font l’accolade et s’emparent des rênes de son cheval, tandis que les femmes lui embrassent les mains, une forme de salut traditionnelle dans la tribu wakhi. « M’as-tu apporté les boutons que je t’ai commandés l’année dernière? », demande fébrilement l’une d’elle en lui servant du thé.
Les habitantes de Wakhan ont un rapport particulier au temps: nombre d’entre elles ignorent leur âge, mais les montres en plastique apportées par les commerçants sont leur ornement préféré. Toutes sortes d’objets colorés, boutons ou bouteilles en plastique ou même des coupe-ongles sont cousus sur leurs vêtements à des fins décoratives.
Une femme, déjà parée de quatre montres en plastique à un bras, demande au marchand s’il en a apporté d’autres: « J’en ai besoin pour l’autre bras, peut-être trois ou quatre », souligne-t-elle. Sa famille négocie un yak, une outre de beurre et quatre moutons en échange de boutons, montres, quelques paires de chaussettes et des chapeaux de laine.
Deux autres yaks sont donnés à crédit. Un homme de la famille prévoit de se rendre à Hunza dans les prochains mois pour en rapporter de la farine et du riz.
« Ce système repose sur la confiance », explique Baig. « Cela existe depuis aussi longtemps que le commerce lui-même. »
Le Quotidien/AFP