Sans ses ânes, la Casbah d’Alger, cité millénaire classée par l’Unesco au patrimoine mondial de l’Humanité, croulerait sous les ordures, ses ruelles étroites, sinueuses et parsemées d’escaliers empêchant l’accès de tout véhicule.
Dès l’aube, la dizaine d’éboueurs de la Casbah enfilent leurs combinaisons vertes aux couleurs de Netcom – l’entreprise publique chargée de la propreté d’Alger – et sanglent aux flancs des ânes les « chouaris », grands paniers en alfa (sorte de jonc nord-africain) qu’ils fabriquent eux-mêmes. Puis, ils gravissent en procession les longs escaliers menant à Bab J’did, une des portes de la vieille ville. Après cette première ascension, les équipes se séparent et chaque éboueur entame son circuit, précédé d’un ou deux baudets qui connaissent le chemin par cœur.
Hommes et bêtes sillonnent les ruelles escarpées, grimpant et descendant les raides escaliers interminables de cette médina bâtie au Xe siècle sous les Zirides, dynastie d’origine berbère qui régnait alors sur la majorité du Maghreb. S’étendant sur 105 hectares, la Casbah est un enchevêtrement de maisons construites dans une forte pente de 118 m de dénivelé. Certaines habitations qui menacent de tomber en ruines sont soutenues par d’imposantes poutres en bois ou en métal. Les éboueurs ramassent les ordures à la pelle ou à la main et les tassent dans les chouaris. Une fois ceux-ci remplis, l’âne – qui peut porter jusqu’à 50 kilos d’ordures – les remonte en haut de la Casbah, d’où ils sont déversés dans un camion-benne.
Incivisme et mépris
Qu’il pleuve, qu’il vente ou que la chaleur soit caniculaire, « l’Unité de cavalerie de la Casbah » – son nom officiel – travaille sept jours sur sept. Plus de deux tonnes de déchets sont évacuées chaque jour par les éboueurs et leurs baudets, dont l’usage remonte à l’arrivée des Ottomans à Alger au XVIe siècle. Mais à peine sont-ils passés que de nouveaux déchets s’entassent dans les ruelles. « Il nous arrive de faire dix tournées » par jour, raconte en soupirant Amer Moussa, cheveux poivre et sel et yeux noirs, qui attend sa retraite avec impatience.
Plus que par la tâche rendue harassante par la configuration de la Casbah, cet éboueur de 57 ans au visage marqué par le temps se dit fatigué de l’incivisme : ordures jetées n’importe où, n’importe comment et à n’importe quelle heure, gravats ou vieux meubles abandonnés avec les ordures ménagères. De petits terrains vagues où se dressaient autrefois des bâtisses sont devenus des mini-décharges prisées par des légions de chats de gouttière.
Kadour Hanafi, cadre de Netcom et lui-même ancien éboueur de la Casbah, regrette que certains Casbadjis -nom des habitants de la Casbah- regardent les « boueux » avec mépris. Les éboueurs, eux, se disent blessés des mauvaises plaisanteries – toujours les mêmes – entendues à leur passage : « Tiens, un âne qui en accompagne un autre » et ses multiples variantes. D’autant que l’âne est toujours très précieux dans de nombreuses régions montagneuses d’Algérie. En Europe, quelques villes et villages l’ont aussi choisi pour ramasser les déchets, pour des raisons écologiques car il pollue moins qu’un camion.
Une vingtaine d’années de labeur
Vêtu d’un « bleu de Shanghaï », costume de toile épaisse prisé des Casbadjis, Abdellah Khenfoussi, un des responsables de Netcom en charge de la Casbah, se remémore avec nostalgie l’époque où les pavés de la médina, où il est né et vit toujours, étaient lavés tous les matins par ses habitants. Fatma, 74 ans, drapée dans un haïk – longue étoffe blanche traditionnelle des Algéroises – peste elle aussi contre la progression de la saleté dans la Casbah. « Avant, c’était propre. On se connaissait tous et on s’entraidait pour nettoyer. La plupart des vrais habitants de la Casbah l’ont quittée et les nouveaux venus ne connaissent pas sa valeur » historique, regrette cette habitante du quartier, qui fut en 1957 le cœur de la bataille d’Alger durant la guerre d’indépendance contre la France (1954-1962).
Après sept à huit heures de montées et de descentes, épuisantes pour l’éboueur et l’âne, l’équipe du matin rentre aux écuries. Une seconde prend le relais l’après-midi. Tout au long de la journée, quiconque passe dans la Casbah croise ces animaux qui font partie du décor. L’Unité de cavalerie de la Casbah compte 52 ânes. Netcom les achète selon des procédures d’appel d’offres similaires à celles de ses camions. Les équidés doivent avoir une bonne constitution physique, mesurer plus de 1,15 mètre et peser plus de 100 kg. Ils prennent du service quand ils sont âgés de quatre à huit ans et peuvent travailler plus d’une vingtaine d’années.
Les ânes pourraient alors espérer une retraite bien méritée. Mais ils termineront leur vie au zoo d’Alger : non comme pensionnaires mais comme nourriture des lions et autres carnivores, se désolent les éboueurs…
Le Quotidien/AFP