Les morts, Riss, le patron de l’hebdomadaire, y pense tout le temps. Voilà pourquoi il veut faire «un journal digne d’eux, un journal pour le jour où ils reviendront».
Protégé par cinq gardes du corps – «c’est juste un peu contraignant», assure-t-il – Riss retrouve presque le sourire quand il raconte avec fierté comment les survivants ont réussi à faire renaître le journal que les frères Kouachi croyaient avoir tué. «Un journal de combat», notamment pour la laïcité.
Pour preuve, la sortie ce mercredi d’un numéro anniversaire plus athée et provocant que jamais, tiré à un million d’exemplaire. En couverture, un dieu assassin, signé Riss, et un édito-plaidoyer pour la laïcité, également de Riss. Calme, déterminé, Riss exprime son soulagement que la petite équipe de Charlie ait retrouvé, malgré la tristesse et la peur, le plaisir de faire le journal et même celui de rire.
«Charlie a toujours été un journal de combat, mais un combat marrant, déconnant ! Le lundi et le mercredi on se fend bien la gueule. Sinon on aurait arrêté depuis longtemps. C’est redevenu un lieu agréable», raconte-t-il — même si les nouveaux locaux sont ultra-sécurisés.
«Ca n’a été facile pour personne. Tous ont dû surmonter des angoisses personnelles. Mais tous ont été sur le pont. Si le journal est présent, c’est grâce à eux».
Depuis janvier, le journal a vécu «une année de combats hebdomadaires: combats pour nos idées, mais aussi pour nous prouver que nous étions toujours capables de le faire. C’est l’épreuve ultime, où l’on voit si on vit ou si on meurt, si on croit en nos idées au point de surmonter cette année et d’en sortir vainqueur. Si le journal avait disparu, nos idées aussi auraient disparu un peu».
« Révélateur chimique »
Une dizaine de nouvelles signatures les ont rejoints, mais les morts – dont les dessinateurs Cabu, Wolinski, Tignous, Honoré et Charb — manquent toujours autant. «On pense à eux tout le temps. Je me demande parfois si je ne fais pas un peu le journal qu’ils auraient fait, le journal pour le jour où ils reviendront. Pour moi, ils ne sont plus là mais ils n’ont pas disparu», raconte-t-il avec tristesse.
Le journal commence à trouver une relève, comme Juin, un jeune dessinateur qui a envoyé spontanément ses dessins en janvier, ou Flouz. «Pas grand monde est parti, sauf Luz. Un dessinateur comme lui nous manque», confie-t-il. Grièvement blessé dans l’attentat – il ne peut plus lever son bas droit – Riss veut que son journal continue à défendre la laïcité en France mais aussi à l’international.
«Charlie doit être là où les autres n’osent pas aller. Pour cette couverture, je voulais dépasser telle ou telle religion et toucher à des choses plus fondamentales. C’est l’idée même de Dieu que nous, à Charlie, on conteste. En affirmant les choses clairement, ça fait réfléchir. Il faut un peu bousculer les gens, sinon ils restent sur leurs rails».
Emu de l’attachement, en France et dans le monde, au slogan «Je suis Charlie», Riss se réjouit aussi du niveau des ventes (80.000 exemplaires en moyenne), contre 30.000 avant l’attentat. Reste à savoir si les 200.000 personnes qui s’étaient abonnées au journal après l’attentat le resteront.
Mais avec ces nouveaux supporters, «il y a aussi des malentendus», sourit-il. Ainsi ce prêtre qui leur a écrit : «J’ai défilé pour vous le 11 janvier, je trouve votre couverture scandaleuse». «Comme si pour lui le 11 janvier était un contrat : j’ai défilé pour vous, alors vous vous calmez», commente-t-il.
«D’autres nous demandent pourquoi on a mis le Dieu des chrétiens en une et pas celui des musulmans, ou pourquoi on dit du mal de Marine Le Pen… alors que nous avions lancé une pétition pour la dissolution du Front national».
Pour lui, «l’esprit Charlie est partout sur la terre mais il faut un révélateur chimique». «Partout, des gens partagent nos valeurs mais ne s’expriment pas. Charlie pourrait les aider à s’exprimer, et faire au niveau mondial ce que le journal a fait depuis 40 ans dans l’Hexagone», espère-t-il.
AFP/M.R.