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Vincent Artuso : la collaboration luxembourgeoise entre « peur et indifférence »


Récemment, Vincent Artuso a levé le voile sur la collaboration luxembourgeoise. Le 15 mars 2013, l’historien a été chargé d’étudier la responsabilité des administrations luxembourgeoises dans les persécutions juives. Responsabilité dont son rapport ne permet plus de douter.

Dans les années 30, une vague de réfugiés venus s’abriter au Luxembourg met le pays au bord de la psychose…

Vincent Artuso : C’est la peur, mais qui est plus liée à une idée qu’à une quelconque réalité. Environ 2 000 réfugiés bénéficient d’une autorisation de séjour, quelques milliers sont autorisés à passer par le Luxembourg pour émigrer vers d’autres pays. La peur vient du fait que tous ces réfugiés allemands sont juifs.

La presse distingue alors clairement les Aryens des non-Aryens. On craint que les intellectuels parmi eux puissent guerroyer contre l’Allemagne depuis le Luxembourg, mais aussi qu’avec leurs fortunes présumées, ils rachètent tout, laissant les Luxembourgeois appauvris dans leur propre pays. Ce qui est précisément le contraire de ce qu’on craignait auparavant, à savoir que des milliers de démunis pouvaient atterrir au Luxembourg, à charge du contribuable luxembourgeois…

Tout cela s’est accompagné du discours d’extrême droite tel qu’il s’exprimait traditionnellement dans le Luxemburger Wort, mais aussi dans un journal libéral comme le Luxemburger Zeitung. L’écrivain Batty Weber évoquait même à ce moment-là une « invasion de sauterelles ».

Il existe aussi un certain nombre de mouvances fascisantes. L’invasion allemande a-t-elle court-circuité un fascisme luxembourgeois ?

Il existe à l’époque des groupuscules inspirés du national-socialisme allemand, comme le Parti national luxembourgeois (LNP) à la base du Volksdeutsche Bewegung (VDB), le mouvement des collaborateurs luxembourgeois.

La question d’une forme d’État autoritaire et fasciste se pose au cours des années 30 et le référendum sur le Maulkuerfgesetz (NDLR : la loi muselière) constitue un événement-clé. Car c’est le moment où les tendances au sein du parti de droite de Joseph Bech ou dans le Luxemburger Wort, animé par Jean-Baptiste Esch ou Albert Origer et orienté selon le modèle autrichien, catholique et autoritaire, s’effondrent. Alors, pour la première fois, un gouvernement composé de la droite, des libéraux et des socialistes surgit.

À la fin des années 30, le Luxembourg semble donc avoir trouvé une stabilité dans un régime démocratique, quoique plus autoritaire et basé sur une vision völkisch (NDLR : ethnique) de la nationalité, basée sur le droit du sang. Mais je ne pense pas que sans l’invasion, on aurait assisté à la naissance d’un fascisme domestique.

Au Luxembourg, dans les années 30, on réfléchit déjà à la « question juive ». C’est un cas isolé ?

Non. C’est une tendance observable dans tous les pays européens dans l’entre-deux-guerres et plus globalement dans le monde occidental. Çà et là, de véritables dictatures ou États autoritaires émergent. Dans les démocraties, on constate un affaiblissement des valeurs libérales et le glissement vers un racisme biologique.

Ainsi, en 1921, les États-Unis votent une loi d’immigration qui favorise les Européens du Nord, de préférence anglo-saxons, allemands et scandinaves. Il y a clairement une volonté de faire entrer des personnes qui, selon la terminologie de l’époque, ont une « valeur raciale ».

Dans la foulée de l’invasion allemande du 10 mai 1940, le gouvernement et la famille grand-ducale partent en exil. Une Commission administrative est mise en place. Faut-il parler de deux Luxembourg ?

Les documents de cette époque ne permettent pas de dire que la population était du côté de la Commission administrative. En revanche, il est clair que la plupart des Luxembourgeois reprochent au gouvernement son départ. Pendant l’été et jusqu’en automne, le gouvernement est très impopulaire. Néanmoins, l’idée se répand que ce sont les ministres qui ont obligé la Grande-Duchesse à quitter le pays. L’image du gouvernement d’exil est très mauvaise et le restera en grande partie jusqu’à la fin de la guerre. Après mai 1940, l’opinion est que le gouvernement a abandonné le pays.

« Sans y avoir été contraint, peut-on lire dans votre rapport, la Commission administrative choisit la collaboration ». Par stratégie ou par opportunisme ?

On peut le voir comme l’adaptation à une nouvelle situation émanant d’un changement du rapport de force. À partir de la mi-juin 1940 et jusqu’en hiver 1941, la plupart des gens ne doutent pas que les Allemands vont remporter la guerre. Ils n’en sont pas contents, mais ils partent de l’idée qu’on ne peut plus rien y changer. Les Luxembourgeois avaient beaucoup misé sur les Alliés de l’Ouest, mais la victoire sur la France a été très rapide et l’Angleterre est isolée.

Les États-Unis restent neutres et l’Union soviétique a signé un pacte de non-agression avec l’Allemagne. On estime donc que, quoi qu’il arrive, il faut s’adapter. La Commission a bien agi par choix et non par fatalisme ou par attentisme. Sa stratégie était de collaborer et de voir, en échange, la souveraineté nationale garantie. Au début, on constate clairement une opposition envers le Gauleiter Gustav Simon, mais qui résulte d’une accélération de la mainmise sur l’appareil étatique luxembourgeois.

La Commission essaye de maintenir un front uni des fonctionnaires contre leur entrée dans le VDB. Mais en octobre, le Gauleiter reçoit plus de pouvoir, il devient plus agressif. Il laisse entendre que le VDB sera interdit aux fonctionnaires. C’est le moment où tout s’écroule, car la plupart des fonctionnaires sont convaincus que ceux qui ne sont pas dans le VDB vont perdre leur emploi. D’où l’idée que tout est consommé et qu’il n’y a plus rien à faire.

Une fois la Commission administrative absorbée par l’administration civile, les persécutions juives démarrent, sans trop d’opposition…

En septembre, le Gauleiter appelle au boycott des magasins juifs, et dans les rapports du service de sécurité (SD), on peut lire qu’en grande partie, la population salue ces mesures, ce qui n’est sans doute pas faux. Mais parfois, le boycott n’est pas respecté. On continue d’acheter dans les magasins juifs. L’explication avancée à l’époque était que les gens exprimaient leur désaccord avec le régime allemand, ou encore qu’ils achetaient parce que les commerçants juifs ont voulu rapidement se débarrasser de leurs stocks en les vendant à bas prix.

Vous évoquez une société fiduciaire chargée des biens juifs spoliés…

Il s’agit de la Revisions und Treuhandgesellschaft, créée par quatre experts comptables qui avaient déjà travaillé ensemble au Collège des contrôleurs (NDLR : comité étatique fondé en juin 1940 chargé de contrôler le travail des commissaires gérant les entreprises abandonnées lors de l’annexion du Luxembourg), et dont la fonction était d’administrer les biens de ceux qui s’étaient réfugiés à l’étranger.

En octobre 1940 est créée cette société privée pour évaluer les soi-disant biens juifs pour le pouvoir d’occupation. On sait que son président, Léon Wampach, qui fut déjà celui du Collège des contrôleurs, était très pro-nazi.

Quelle était la nature de ces biens ?

Concernant la société fiduciaire, il s’agissait essentiellement de commerces et d’entreprises ou de stocks d’entreprises évalués. Mais il y a aussi eu des endroits où d’autres biens ont été présentés à la vente de la soi-disant population aryenne.

A-t-on jamais essayé de retourner ces objets à leurs propriétaires ?

Après la guerre, c’est l’Office des dommages des guerres qui en a la charge. Le problème, c’est que la personne qui s’en occupait n’était autre que Léon Wampach, celui-là même qui avait présidé la Revisionsund Treuhandgesellschaft et, avant cela, le Collège des contrôleurs. C’est un exemple parmi d’autres de « continuité ». Comment l’expliquer ? Par sa connaissance des dossiers ?

Que répondriez-vous à quelqu’un qui dirait que le Luxembourg n’a rien à se reprocher vu que le gouvernement était en exil ?

Il restait tout de même les administrations. Et la Commission administrative est créée par la Chambre des députés. Ses pouvoirs émanent d’une résolution votée par elle et validée par le Conseil d’État. Voilà d’ailleurs sur quoi vont insister les ex-membres de la Commission administrative au lendemain de la guerre. L’article 109 de la Constitution dit que le gouvernement n’a pas le droit de quitter le pays, sauf en cas de crise majeure et pour une courte durée.

Cela servira d’argument aux ex-membres pour assurer que la Commission administrative n’était pas soumise au gouvernement. Ils disent alors : « Nous avions les mêmes pouvoirs. » Et jugent que les ministres n’avaient plus aucune légitimité après avoir quitté le pays. Cela n’a jamais été exprimé tel quel, mais c’était sous-entendu au temps des épurations.

Dans le genre, « ne nous cherchez pas concernant notre attitude pendant la guerre, sinon nous lancerons une campagne avec la plupart des fonctionnaires derrière nous pour souligner que vous étiez lâches et qu’en partant, vous perdiez toute légitimité en tant que gouvernement »…

Lors de la présentation de votre rapport, on a évoqué le consensus nécessaire pour ressouder le pays. Consensus qui écartait les voix critiques et qui, surtout, n’évoquait nullement le sort des juifs…

Ce qui frappe à propos de ces années-là, c’est moins une haine des juifs que la peur ou l’indifférence. À la limite, on était d’accord pour dire : « Ce ne sont pas nos compatriotes ». Pendant les années de l’épuration, qui a touché aussi l’administration, on cherche en vain les arguments de défense qui auraient pu prouver qu’une personne a résisté, financé la Résistance ou hébergé un réfractaire. Dans aucun dossier des chefs d’administration, on ne trouve l’argument selon lequel tel ou tel aurait protégé des juifs.

L’indifférence et le déni règnent, non pas seulement parce que des choses graves ont eu lieu, mais de manière générale, parce que le sort des juifs n’était pas une question.

Le gouvernement a annoncé qu’il assumera sa responsabilité (sous forme d’excuses) et a dit aussi se préparer à d’éventuelles demandes de réparation. Y en a-t-il eu ?

Je ne suis pas au courant de l’existence de demandes de réparation financière. Aussi, la subtilité de la situation fait-elle que tout descendant de victime n’est pas forcément d’accord avec l’idée de pardon. Il y a ceux qui disent : « Non, tout cela est du passé » et puis il y a ceux qui ne veulent pas qu’on les associe à cela.

Vous avez comparé votre travail historique à celui d’un chercheur sur l’Antiquité. Il n’y a pas de loi sur les archives au Luxembourg. N’est-ce pas scandaleux ?

Cela complique extrêmement mon travail. Je pense qu’il y a d’autres moyens que financiers pour soutenir la recherche. Une loi sur les archives serait en effet un moyen qui permettrait aussi de soutenir la recherche dans le futur. Mais je tiens à souligner que les employés des Archives nationales font très bien leur travail, le problème c’est plutôt que les documents manquent.

Entretien avec Frédéric Braun


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