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Jean-Luc Karleskind : « Faire connaître l’Islam »


Jean-Luc Karleskind, vice-président de la Shoura, revient sur l’islamophobie et les amalgames qui touchent les musulmans.

Après les attentats de Paris, Jean-Luc Karleskind a préféré attendre un peu « que la poussière retombe » avant de nous accorder cet entretien. Le vice-président de la Shoura revient sur les regards auxquels doit faire face la communauté musulmane et sa place dans la société luxembourgeoise.

Qu’avez-vous ressenti après les attentats de Paris ?

Jean-Luc Karleskind : Un malaise et un sentiment d’injustice. J’ai tout de suite compris que nous allions être mis en accusation, comme en 2001. Qu’un amalgame serait fait, et que l’on devrait se défendre, se justifier, tout en sachant que l’on n’y peut absolument rien. Donc, un sentiment d’impuissance. Vous ne pouvez pas être tenu responsable d’une chose pareille, et pourtant, vous savez que tout le monde va comprendre cela ainsi. Non pas parce que les gens nous veulent du mal, mais parce que c’est ce que cherchent sciemment ceux qui ont commis ces attentats.

Vous dites que, malgré vos condamnations, personne ne semble vous entendre. C’est-à-dire ?

Dans le discours général, on entend que les musulmans n’ont pas condamné assez clairement, qu’ils sont ambigus. Au Luxembourg, le ministre Asselborn nous a invités à manifester. Etienne Schneider a publiquement dit « oui ils condamnent, mais ». Le « mais » est de trop. On nous accuse de ne pas être séparés de ces gens-là, comme la phrase de George Bush « ou vous êtes avec nous, ou vous êtes avec les terroristes ».

Vous dites que l’injonction de réagir qui vous est faite ne va pas de soi…

Cela ne va pas de soi que l’on nous demande de réagir en tant que communauté. Que chacun le fasse individuellement, oui, comme je l’ai fait le soir même à la télévision. J’ai même été un des signataires de l’appel à manifester place Clairefontaine le lendemain. Je l’ai fait d’abord en tant que citoyen. Les musulmans ne devraient pas être sommés de le faire collectivement. En nous demandant de nous détacher de ces actes, cela sous-entend que nous pourrions être d’accord avec l’action des terroristes, mais pas sur leur méthode. C’est insupportable. Pourquoi fait-on l’amalgame? On ne l’a pas fait entre les chrétiens et Anders Breivik, ni entre les juifs et l’État d’Israël. Personne ne reproche aux Français ce que leur gouvernement fait au Mali ou ailleurs. Chacun comprend bien que d’un côté, il y a une idéologie, et de l’autre, des individus. Il semble pourtant y avoir une exception pour les musulmans.

La faute à l’islamophobie ?

Pas uniquement. L’islamophobie, c’est cette forme de racisme qui dit que les musulmans sont collectivement d’une certaine façon. Qu’ils ont une identité coranique, un « logiciel » qui les fait penser tous la même chose. C’est faux. Les musulmans partagent une croyance, mais dans leurs options de tous les jours, ils sont aussi divers que tous les autres êtres humains. Ce discours dit aussi que les musulmans sont violents, inassimilables. Qu’ils ne sont pas d’ici, qu’ils sont de là-bas, qu’ils n’ont qu’à retourner chez eux. Alors qu’ils sont chez eux ici ! Et puis, il y a aussi un autre discours, plutôt de gauche, avec des gens de bonne foi disant qu’ils savent bien que nous ne sommes pas comme cela, que nous sommes tolérants et ouverts. Mais en disant qu’il ne faut pas faire d’amalgame, ils le font aussi, involontairement. Les deux discours mènent à une impasse.

Le problème, c’est que les jihadistes disent agir au nom de l’islam…

Les jihadistes sont des gens en rupture, à la marge de la société musulmane. Ils ne sont pas impliqués dans les associations. Ces quelques individus ont un besoin d’héroïsme malsain, qui est en effet réalisé dans un cadre islamique sur lequel il faut bien s’interroger. C’est la question de l’idéologie littéraliste, qui vient d’Arabie saoudite. C’est de là que viennent les fonds. Les jihadistes de Daech sont les successeurs d’Al-Qaïda et des moudjahidins afghans financés par l’Arabie saoudite et les États-Unis face à l’URSS. Le code pénal de l’Arabie saoudite est aujourd’hui celui de l’État islamique. C’est de cette idéologie-là que nous, musulmans, devrions nous distancier.

Comment ?

Nous devrions dénoncer l’Arabie saoudite en tant que monarchie absolue d’un ancien temps, dans laquelle on fouette les blogueurs, on décapite et on coupe les mains en place publique, on interdit aux femmes de conduire et d’aller à l’hôpital… Qu’est-ce que ce pays pourtant considéré comme « modéré » ? Ils sont radicaux d’un point de vue islamique, mais sont nos amis d’un point de vue géopolitique, c’est pour cela qu’on les appelle « modérés » ! Il faudrait les combattre sur le plan des idées. Ils se réclament d’une lecture caricaturale de l’islam qui est fondée sur des sources authentiques, mais qui devrait être contestée. C’est une interprétation du Coran au pied de la lettre, semblable à celle d’il y a quatorze siècles. Dire notre désaccord avec ce que fait Daech de notre religion serait plus fécond que de condamner sporadiquement les symptômes. Il faut aller à la cause.

La géopolitique a donc aussi un rôle à jouer ?

On en est arrivé à avoir détruit l’Irak et la Syrie, avec des financements qui sont bien venus de quelque part. Qui achète le pétrole qui finance l’État islamique ? Si on voulait s’en occuper, on pourrait. La demande latente de certains jeunes en quête d’absolu en Europe ne donnerait pas forcément lieu à une radicalisation s’il n’y avait pas cette « offre » de l’État islamique. Dans la minorité de cet islam wahhabite, seule une minorité se radicalise.

L’Association multiculturelle de l’Ouest (AMCO), rue du Brill à Esch, ne fait pas partie de la Shoura et suscite des inquiétudes quant à son radicalisme. Qu’en pensez-vous ?

L’AMCO est très clairement d’obédience littéraliste. Nous les avons contactés pour ouvrir le dialogue quant au problème qu’ils représentent dans l’opinion, dans les médias, par rapport à nous, et pour les services de sécurité. L’amalgame rejaillit sur nous, qu’ils le veuillent ou non. Pour l’instant, le dialogue est plutôt fermé, nous le regrettons. Ne pas être dans la Shoura est une façon pour certains d’entre eux de ne pas reconnaître l’État luxembourgeois. Tout en respectant leur conscience, nous voudrions clarifier des choses avec eux. Six d’entre eux sont partis au jihad, les services de sécurité pensent qu’il y a un rapport direct avec cette association. Il faudrait qu’ils s’expriment là-dessus. Nous ne pouvons pas faire prétendre que cela n’existe pas. L’idée est d’avoir un dialogue fraternel, sans coercition ni jugement a priori. Et pourquoi pas, de les faire évoluer.

L’expression « musulmans modérés » vous gêne-t-elle ?

Oui, car cela veut dire qu’on n’est pas musulman entièrement, et que le vrai islam serait forcément radical et violent. Nourrie par Daech et les attentats, l’islamophobie est aujourd’hui l’ennemi commode, le bouc émissaire qui exprime aussi d’autres frustrations, comme on a pu avoir avec les juifs dans les années 30, ou plus tard avec les communistes.

Que pensez-vous de la question des caricatures de Mahomet ?

Pour moi, les obligations de l’islam ne s’appliquent qu’aux musulmans, et pas aux autres. L’interdiction de caricaturer le prophète, ou même de représenter son visage, est une vision wahhabite qui n’a pas toujours eu cours dans l’islam. La une de Charlie Hebdo qui a suivi l’attentat était une provocation, personnellement je préfère l’ignorer. D’autres ont été vraiment obscènes et pas drôles. Nous ne demandons pas de les interdire par la loi, mais d’intégrer, dans la décence commune, le fait que cela puisse choquer. On ne se moque pas des handicapés, ni des morts d’Auschwitz. On demande que notre sensibilité soit aussi respectée. La satire a toute sa place, mais doit, en général, s’attaquer au pouvoir, pas aux ambulances ! Charlie Hebdo est tombé dans la caricature bien-pensante, en s’attaquant aux faibles et non au pouvoir.

Dans la convention signée le 26 janvier avec l’État, le culte musulman est désormais reconnu au même titre que les autres. Pourquoi a-t-il fallu autant de temps ?

Cela fait 17 ans qu’on attendait cela, depuis la première pétition faite par le Centre islamique de Mamer. Mais il nous a d’abord fallu du temps pour que la communauté musulmane du Luxembourg s’unifie. La Shoura a été créée en 2003, mais nous avons dû attendre 2011 pour qu’elle devienne stable et incontestable comme interlocuteur unique de l’État. Si depuis 2011 [l’État ne reconnaissait pas notre religion comme les autres], c’est par manque de courage politique du précédent gouvernement, qui n’y a pas vu de bénéfice électoral.

Les futurs cours d’éducation aux valeurs, qui intégreront les religions, permettront-ils de mieux faire connaître l’islam ?

Nous l’espérons. L’initiative consiste à regrouper les différents cultes et à faire même une école, une unité de formation et de recherche, au Centre Jean-XXIII. Le fait religieux doit être enseigné du point de vue des religions. Nous pourrons expliquer de l’intérieur ce qu’est l’islam et apprendre des autres ce qu’ils sont. L’islam est aujourd’hui mal connu, mal perçu, en butte à des clichés. Nous avons un rôle d’explication à jouer.

Cette mauvaise perception croît-elle toujours ?

Oui. Quand on voit le mouvement allemand Pegida, les partis d’extrême droite, clairement antimusulmans, qui progressent partout. Cette animosité grandissante doit nous pousser à être plus affirmatif de nos valeurs. Dans le même temps, l’autre vision, celle des gens qui nous connaissent, progresse aussi.

Qu’attendez-vous du dialogue interreligieux ?

La Shoura n’est vraiment associée au Conseil des cultes conventionnés que depuis quelques mois, de par les discussions avec le gouvernement. Cela nous a rapprochés. Cela peut déboucher sur des actions communes, des conférences, des productions… Et peut-être sur une nouvelle façon de regarder les religions. Car toutes sont aujourd’hui dans le collimateur de nos sociétés. Nous cherchons à nous concentrer sur ce qui nous rassemble, notamment les valeurs universelles d’entraide et de solidarité.

La convention va vous permettre de toucher 450 000 euros par an. À quoi cet argent va-t-il servir ?

J’espère d’abord que cela ne fera pas diminuer les dons de nos fidèles, qui sont de 400 000 à 600 000 euros par an. Avec ces nouvelles ressources, nous devrions pouvoir augmenter le nombre et la qualité de notre personnel. Aujourd’hui, nous avons cinq permanents qui travaillent dans des conditions difficiles. L’islam pourra mieux assurer sa mission, à l’intérieur et à l’extérieur, être présent dans les prisons, les hôpitaux… Les imams sont aujourd’hui mal payés, travaillent 7 jours sur 7, dans des conditions peu attractives. Laisser les cultes au seul financement privé, c’est ouvrir la porte aux gens du Golfe qu’on ne veut pas forcément voir venir.

Le Qatar a pourtant déjà financé le culte ici au Luxembourg ?

Oui, le lieu de culte de l’association du Juste Milieu, à Bonnevoie, dont je suis un fondateur, a été financé à 75 % par le Qatar via Qatar Charity (1,5 million sur 2 millions d’euros). On l’occupe depuis 2008, mais on vient de finir de le payer en 2014. J’ai toujours mis en garde aussi bien le gouvernement qu’en interne, contre cette dépendance vis-à-vis de l’étranger. Car celui qui paie l’orchestre choisit la musique. Je n’ai aucun problème à le dire. Dieu merci, pour l’instant, le Qatar n’a pas fait de demande. Je précise que notre fonctionnement n’est en revanche pas payé par l’étranger, c’est interdit dans les statuts de la Shoura. Contrairement à la France où c’est l’Algérie qui rémunère la Grande Mosquée de Paris et ses imams, ce qui est très problématique. Nous avons cinq imams professionnels, venus spécialement d’ex-Yougoslavie et pour un d’entre eux, d’Algérie. Idéalement, nous aurons des imams luxembourgeois, qui parlent luxembourgeois.

Il n’y a toujours pas de mosquée au Grand-Duché. C’est un souhait ?

Oui. Viendra le temps de le réaliser. La reconnaissance de la Shoura est un bon pas en avant. Il n’y a pas encore de projet concret. Personnellement, je souhaiterais un bâtiment d’architecture locale, qui s’intègre harmonieusement au paysage, sans ostentation.

Une façon de montrer que les musulmans sont pleinement intégrés au pays ?

Les personnes originaires d’ex-Yougoslavie représentent les deux tiers des musulmans du pays, ils sont déjà pleinement intégrés. Leurs enfants parlent luxembourgeois. D’ici une génération, cette communauté sera à 80 % autochtone. Nous, musulmans, sommes déjà très peu visibles. Je crois que le Luxembourg peut être le laboratoire d’une bonne intégration de l’islam dans un pays européen. Nous saluons à ce titre le geste du gouvernement, qui marque tous les musulmans d’Europe. Un geste fort de respect et de bienvenue, qui nous fait beaucoup de bien et dont il ne faut pas minimiser la portée.

Entretien avec Sylvain Amiotte

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