L’eurodéputé Frank Engel (CSV) est le seul membre luxembourgeois de la commission spéciale instituée par le Parlement européen à la suite de l’affaire LuxLeaks.
Vous êtes le seul membre luxembourgeois de la commission spéciale mise en place au Parlement européen pour se pencher sur les rescrits fiscaux. Comment vos collègues vous abordent-ils sur ce sujet ?
Il y a un intérêt légitime par rapport à une pratique qui ne m’inspire pas que du positif. Beaucoup de collègues m’interrogent sur la politique luxembourgeoise en matière de rescrits fiscaux pour essayer de comprendre le phénomène. Ils ont conscience que nous sommes loin d’être les seuls à pratiquer cela, 26 États membres sur 28 le font, je le rappelle, et même à une échelle industrielle.
Il y a aussi un certain nombre de collègues franchement hostiles au Luxembourg, comme l’ancienne juge Eva Joly, qui sont d’avis que le Luxembourg est un état parasite. Elle n’a pas eu besoin de LuxLeaks pour se montrer assez ferme dans cette position et ce n’est donc pas ce dossier qui la fera changer d’avis. Contre ceux-là, nous n’avons rien à gagner, mais ils sont marginaux. On ne va pas se pendre parce que Madame Joly ne nous aime pas.
Comment allez-vous travailler au sein de cette commission spéciale ?
Si je le savais, je vous le dirais. Pour l’instant, nous avons eu une réunion d’une heure pour constituer le bureau, nous n’avons pas de plan de travail. Rien n’est clair. La prochaine réunion aura lieu le 9 mars à Strasbourg à une heure assez tardive pour une réunion d’une heure. Mais j’espère que l’on aura une piste de programme de travail. La décision d’instituer cette commission porte sur six mois et elle expirera à la fin juillet, donc je suppose que nous allons de toute façon déjà devoir prolonger. Il faudrait se mettre au travail rapidement.
Comment, alors, imaginez-vous la tâche de cette commission ?
Il y aura sans doute focalisation sur les pays où la pratique est très développée. Avant que la décision ne soit prise d’instituer une commission spéciale, l’ECON [affaires économiques et monétaires] aurait dû s’en occuper. Elle avait prévu des visites dans trois pays, le Luxembourg, les Pays-Bas et l’Irlande. Je pense que ces visites reviendront à l’ordre du jour. Une commission spéciale n’a pas de pouvoir de convocation, donc, nous dépendons de la bonne volonté des pays membres de nous recevoir ou de venir nous voir.
J’ai déjà fait une expérience avec la commission spéciale « crise » et ça s’est bien passé. Dans le cas qui nous intéresse aujourd’hui, j’ai insisté auprès des acteurs luxembourgeois pour qu’ils soient coopératifs, autant que faire se peut, parce qu’en fin de compte, nous n’avons rien à cacher. Il s’agit maintenant d’expliquer. La pratique des rescrits est certes contestée, mais n’a rien d’illégal.
Partagez-vous également cet avis assez général au sein du Parlement européen qui tend plus à vouloir aller de l’avant qu’à fouiller dans le passé ?
Oui. Le gros du travail devrait être articulé vers l’avenir. Je considère que ce n’est pas normal que certaines grandes entreprises parviennent à ne pas payer d’impôt ou presque. Je comprends très bien que dans les opinions publiques européennes, celles affligées par la crise, il y ait une frustration caractérisée.
Vers quoi va-t-on se diriger alors que les États ne semblent pas vouloir d’une harmonisation fiscale européenne ?
Vers une logique commune qui tient en une imposition juste. Il peut y avoir une continuité de concurrence fiscale mais dans un cadre organisé. Pour l’imposition des sociétés, il faut revenir à une base d’imposition commune. Le Luxembourg l’a demandé depuis longtemps. Justice fiscale ne signifie pas harmonisation et cela aboutira aussi à stopper certaines inepties comme ce taux de 75 % pratiqué en France sur les grosses fortunes.
Si on regarde l’évolution des systèmes fiscaux en Europe occidentale, on observe que pendant longtemps, on a voulu pratiquer une imposition progressive, à savoir ceux qui gagnent le plus paient le plus. Mais ce n’est pas très facile à organiser, car il existe beaucoup d’exceptions et de possibilités d’abattement. Parmi les ex-États communistes, il y a eu une logique qui a consisté à dire : le même taux pour tout le monde, pas d’exception, pas d’abattement.
Un système au fond très simple mais injuste, car quelqu’un qui gagne 1 000 euros devra payer 190 euros d’impôts pour un taux d’imposition de 19 %, ce qui est beaucoup. En effet, il ne lui reste que 800 euros, alors que celui qui gagne 10 000 euros aura encore 8 000 euros après impôts, et c’est tout de même plus confortable ! Au début des années 2000, la Russie, qui souffrait d’une absence de recettes fiscales, a décidé de fixer un taux de 13% pour tout le monde, le taux le plus bas jamais enregistré en Russie.
Curieusement, au lendemain de cette mesure, les recettes fiscales ont dépassé tout ce qui avait été vu avant! Tout simplement parce que la moitié des oligarques ont dit que dans ces conditions, ils allaient simplement payer ces 13% et renoncer aux montages fiscaux qu’ils avaient pratiqués auparavant. C’est bien en France que l’on a inventé le slogan « trop d’impôts tue l’impôt ».
Je ne trouve pas raisonnable que beaucoup plus d’un quart ou d’un tiers de n’importe quel revenu soit confisqué par une autorité publique qui prétend en avoir besoin pour des dépenses qui, souvent, échappent à la compréhension des contribuables. Je veux dire par là que si la France ne croyait pas nécessaire, par exemple, de devoir maintenir 36 500 communes, 95 départements et 13 régions qui ne font plus aucun sens, elle pourrait renoncer à des taux d’imposition ridicules qui font fuir les contribuables et les investisseurs.
Le Grand-Duché s’est lancé dans une entreprise consistant à redorer l’image du pays. Quelle direction doit prendre le nation branding ?
Personnellement, je pense qu’il faut expliquer ce que le Luxembourg peut être et inversement ce qu’il ne peut pas être et ne sera jamais. C’est un tout petit territoire avec une économie basée aux neuf dixièmes sur les services à dominante financière. J’aimerais que le Luxembourg initie des débats, mais ils n’ont malheureusement pas lieu.
Je rencontre beaucoup de sympathie au sein du Parlement européen actuellement quand j’exige, au sein de la Commission économique et monétaire, que nous nous occupions, dans le cadre d’un rapport d’initiative, de la permanence de centres financiers en zone euro.
Si les derniers centres financiers qui existent encore en zone euro viennent à disparaître pour des raisons de correction politique, le menuisier de Thionville qui voudra contracter un emprunt à sa banque se trouvera confronté à un banquier qui, lui-même, devra aller chercher l’argent pour cet emprunt à Singapour au lieu de Luxembourg. L’emprunt deviendra plus cher pour le banquier français et pour son client ! Est-ce vraiment ce que nous voulons ?
Nous serions les seuls dans le monde à ne faire que des choses à haute valeur morale ajoutée et nous serions tous perdants. Ma démarche a toujours été de dire que le Luxembourg connaît son métier et tout le monde peut profiter d’un centre financier propre et bien régulé dans la zone euro. Je sais, par exemple, de sources bien informées, que Londres a plus d’une fois approché Amazon en lui disant que si cela capotait à Luxembourg, la société devrait venir à Londres.
Mais c’est la zone euro qui a besoin de croissance, d’un peu d’inflation pour que les dettes soient remboursées et c’est elle qui doit poursuivre l’intégration européenne.
Le moment n’est-il pas mal choisi pour vendre la compétence de la place financière luxembourgeoise ?
Non, il n’est pas mal choisi. C’est précisément dans les moments où on est acculé qu’il faut savoir rebondir.
La Grèce est acculée elle aussi et cherche à rebondir avec un nouveau gouvernement qui effraye la classe politique européenne. Soutenez-vous la vision et la démarche du Premier ministre grec, Alexis Tsipras ?
Soutenir est un grand mot. Je constate qu’il y a eu une élection et j’attribue son résultat aux multiples erreurs d’Antonis Samaras. Cela étant, le nouveau gouvernement dit qu’il ne peut résoudre le problème de la dette simplement en la remboursant, car les conditions ne sont pas réunies pour le faire dans la dignité. Là, il a raison !
Un quart de million de jeunes Grecs qualifiés ont quitté le pays depuis le début de la crise et si on continue encore comme ça pendant 10 ou 15 ans, il n’y aura plus personne en Grèce pour rembourser la dette. Je dis donc qu’il y a un gouvernement légitime en Grèce qui n’a aucune expérience et qui a besoin de temps et c’est précisément ce qu’il demande pour pouvoir mettre en œuvre les éléments de son programme. Nous n’allons pas mourir en donnant quelques mois à la Grèce pour voir si son programme mène à quelque chose ou non.
Je suis également tout à fait d’accord avec Syriza quand il refuse de privatiser des infrastructures qui sont actuellement bradées parce que cela ne leur rapportera rien à l’avenir. Nous aurions dû faire un effort européen et aider les Grecs à trouver des investisseurs chez nous en Europe pour qu’ils ne soient pas contraints d’aller se prostituer devant les cheiks du Golfe et autres qui veulent pignon sur la Méditerranée pour peu de sous.
Mais nous ne l’avons pas fait, on s’est contenté de dire aux Grecs de se débrouiller tout seuls pour privatiser dans des conditions impossibles. Donc, je comprends très bien ce qui est en train de se passer en Grèce, même si je crois que le nouveau gouvernement ne pourra pas tenir ses promesses électorales. Tout n’est pourtant pas déraisonnable.
Un exemple ?
La Grèce est le pays d’Europe qui, toutes proportions gardées, a perdu le plus de gens sous l’occupation allemande. La Grèce ne s’est jamais réellement relevée de cela parce qu’une guerre civile a suivi le conflit mondial jusqu’en 1949. Les nazis ont forcé à l’époque la banque nationale grecque à leur octroyer un emprunt qu’ils avaient même commencé à rembourser, ce qui prouve qu’il s’agissait bien d’un emprunt évalué aujourd’hui à 43 milliards d’euros, je crois, jamais remboursé.
Que les Grecs demandent aujourd’hui qu’on leur rende au moins leur dû, cela ne me paraît pas incompréhensible. Et si on coupe la dette en deux, cela équivaudrait exactement pour le contribuable allemand à ce montant ! Il s’agit de l’équivalent de 8 ou 9% de la recette fiscale d’une année en Allemagne, soit 2 % du PIB. Que les Grecs raisonnent comme ça car tous ont un membre de leur famille qui a péri pendant la Seconde Guerre mondiale, je le comprends très bien.
Je souhaiterais que le cri de désespoir de la Grèce soit autrement compris en Allemagne qu’il ne l’est actuellement, alors que les Grecs y sont accusés de fainéantise, ce qui est faux.
Entretien avec Geneviève Montaigu