Emile Muller, président de l’UN Käerjeng, dirige son club sans ressembler à aucun de ses homologues. Car un homme qui préfère la main courante au coin VIP et qui joue à l’Euro Millions dans l’espoir de faire grandir son association ne peut pas être vu autrement que comme un marginal.
Oui, c’est vrai, je joue à l’Euro Millions. Mais qui vous a raconté ça ?» Emile Muller n’en a pas honte, mais depuis quelques mois, il croise les doigts deux fois par semaine en espérant décrocher le jackpot. Pour l’instant, cette démarche paye mal. «J’ai gagné 11 euros il y a deux semaines, c’est mon plus gros gain.» Conscient que cette initiative lui garantit de remplir des grilles mais pas les caisses du club, «Mulles» reste tout de même à l’affût de la moindre piste pour trouver un mécène. «Le frère de ma femme est professeur d’université à Miami. Il a essayé de chercher des investisseurs en Floride, mais ça n’a pas marché.»
En attendant que la loterie ou les États-Unis se retroussent les manches, c’est Emile qui s’y colle. Et comme l’avenir n’appartient pas à ceux qui se lèvent tard, c’est à 4 h du matin que le président de l’UNK quitte son lit. «C’est la voiture de la Poste qui me sert de réveil. Depuis que les journaux arrivent si tôt dans nos boîtes aux lettres, j’en profite.» Emile se lève, il avale le premier des 25 cafés de sa journée puis Le Quotidien, le Tageblatt et le Luxemburger Wort. «À cette heure-là, le journal est différent, c’est un peu comme le pain qui sort du four.»
Le rythme des journées est dicté par une seule chose : sa dévotion totale pour un club auquel il s’est toujours identifié. L’histoire commence en 1984 à l’époque où, forcé de faire un choix, il avait préféré donner son cœur à la Jeunesse Hautcharage plutôt qu’à l’US Bascharage, qui fusionneront treize années plus tard. Ici, «Mulles» a tout fait : il a tondu le gazon, tracé les lignes, grillé les saucisses, entraîné les jeunes, occupé la fonction de soigneur et épousé toutes les fonctions administratives imaginables, de 1990 à aujourd’hui. Un jour, il a même été joueur de l’équipe première. C’était au début des années 90, en 1re division, face au Bettembourg de Maurice Spitoni. Appelé pour la seule fois de sa carrière dans le groupe, il doit enfiler les gants quand Thierry Balance, actuellement entraîneur des gardiens de l’UNK, se blesse à la tête. «Jean-Marie Nurenberg m’a fait rentrer. Je faisais 95 kilos, je n’étais plus joueur, j’étais déjà trésorier. J’avais tellement peur… Finalement, on a fait 0-0. J’ai dû faire deux arrêts, pas plus.» À l’issue du match, les mauvaises langues disent que les trous dans le terrain ont bien aidé «Mulles». Lui s’en fiche et continue d’aimer suffisamment son club pour être certain de ne jamais l’abandonner, même s’il ne cache pas une certaine usure.
Il faut reconnaître que ces six dernières semaines, la mort de deux anciens bénévoles du club, Paul Eyschen et surtout Jos Bloes, lui a mis un coup derrière la tête. Bloes et Muller ont été les deux seuls trésoriers du club sur les 66 dernières années. «Je sais que cet exemple de continuité n’existera bientôt plus jamais.» Emile Muller est quelqu’un de nostalgique et naïf. Sa candeur a tout de même pris du plomb dans l’aile ces dernières années, la faute au projet «Käerjeng 2017» qu’il a initié en 2011. L’idée? Ressusciter l’esprit d’un autre temps «en mettant en avant les jeunes de chez nous de manière à ce que les supporters s’identifient aux joueurs, et vice-versa». Parce que «Mulles» n’est pas le roi de la communication et qu’il était un peu isolé, l’UNK s’est transformée en cible de moqueries et de critiques. «Des gens ont dit que c’était du racisme. J’ai juste voulu changer de politique, dire « stop » aux transferts de joueurs en fin de carrière à Amnéville ou qui n’ont pas réussi à Metz. Parce que les joueurs qui viennent au Luxembourg, ce ne sont pas des titulaires du FC Metz, hein…» Dans cette histoire, il reconnaît avoir fait une erreur : «J’ai oublié que les joueurs pouvaient penser autrement que moi et qu’ils n’étaient pas mariés au club. Les gamins, ils sont chez nous de 5 à 19 ans, puis ils partent. Et à chaque fois qu’ils partent sans être reconnaissants, je suis triste.» Fin de l’illusion.
Muller pleure le bénévolat d’autrefois et en veut un peu à l’État de ne pas mettre le thème au cœur des débats. Mais il reste là. De toute façon, il ne pourrait pas aller bien loin. «Sa vie, elle va de Hautcharage à Bascharage, éclaire Angelo Fiorucci, grand ami et coach de l’UNK. C’est pour ça qu’il va au boulot en vélo et qu’il n’a jamais passé son permis de conduire. Même si je l’ai déjà vu au volant de voitures…» Car Fiorucci fait partie de ceux qui ont connu le «Mulles» d’avant la naissance de ses jumeaux, il y a dix ans. Celui qui était réputé pour être le noceur le plus incontournable des nuits bascharageoises. «C’était un fêtard incroyable. Il était le premier à monter sur les tables pour chanter du Fausti et le dernier à rentrer chez lui», poursuit Angelo Fiorucci. Emile assume complètement cette période où il n’imaginait pas la vie autrement qu’imprégnée de débauche. «Je buvais des bières, je fumais trois paquets de cigarettes par jour. Ma seule certitude, c’était que je ne voulais surtout pas me marier trop tôt. Je voulais profiter.»
Et puis il y a eu cette rencontre avec Christiane. À force de donner des coups de main un peu partout dans les associations de Bascharage, l’ancien président du club de basket des Hedgehogs est alors membre du comité du club de karaté et prend des cours de self-defense quand il tombe sous le charme d’une jolie ceinture noire. Quand sa femme accouche de leurs premiers enfants, il balance son paquet de cigarettes à la poubelle et touche sa dernière goutte d’alcool. Ou presque. «Il n’y a pas longtemps, j’ai mangé une bisque de homard. Il y avait du cognac dedans. J’ai eu l’impression d’être bourré. Même quand je mange un chocolat Mon Chéri, j’ai la tête qui tourne, je vous jure.»
Pour pouvoir se lever à 4 h et faire «des journées de douze ou treize heures», Muller n’a pas franchement intérêt à rigoler avec son hygiène de vie. D’autant qu’il sait qu’il n’a jamais rien eu autrement qu’à la force de son poignet. «Mauvais élève à l’école», jusqu’à ce qu’il fasse son apprentissage de mécanicien de procédé industriel, il travaille d’abord à Belval comme opérateur dans la salle de commande du haut fourneau C, «qui est aujourd’hui en Chine».
Quand vient l’opportunité de quitter la voie de la sidérurgie qu’avait empruntée son père, il dit oui à un job de concierge dans un centre sportif. Quinze ans plus tard, il est responsable des infrastructures de la commune et dirige 50 personnes. «Je n’ai pas un grand vécu, je suis un type simple. Je suis président de l’UNK parce qu’on n’avait pas vraiment d’autre choix. Mais je ne suis pas du genre à aller dans le coin VIP à serrer des mains. Avant les matches et à la mi-temps, j’ai besoin d’être avec les gars, m’asseoir sur la poubelle, écouter ce que dit le coach. Je veux sentir la mauvaise odeur des pieds, du vestiaire, être dans l’ambiance. Je ne suis pas comme les autres présidents mais ce sont eux qui ont raison, ceux qui soignent les rapports avec les sponsors. On ne fait rien sans argent. Attention, je ne dis pas que ce sont des mauvais mecs. Mais je ne serai jamais un président avec un costume et une cravate…» Et on sait très bien que lorsque Emile Muller décide de dire «no smoking», il ne revient jamais sur sa décision.
Matthieu Pécot