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Zoom sur les grandes BD de l’année 2024


Découvrez les meilleures BD de l'année selon les journalistes du Quotidien. (Image Casterman, Futuropolis, Urban Comics)

De la bonne bouffe, des combats sur le ring, dans l’arène politique ou dans un monde dévasté, un vengeur masqué, des monstres et plein d’histoires de corps et de cœur : voici un petit panorama des meilleures BD de l’année.

Plaisir quatre étoiles

Ulysse & Cyrano de Dorison, Cristau & Servain (Casterman)

C’est un trio étoilé qui est à la tête d’un des plus beaux récits de 2024 : Xavier Dorison, scénariste de prestige, Stéphane Servain, aux dessins pleins de soleil, et Antoine Cristau, spécialiste de l’histoire de la gastronomie. Car il est bien question de bonne bouffe dans cette fiction somptueusement écrite, qui se déguste de l’entrée au dessert. Comme son titre l’indique, elle tourne autour de deux figures : Ulysse, jeune garçon de bonne famille au destin tout tracé, et Cyrano, épicurien au ventre rond et ancienne star de la table en Bourgogne où son restaurant ne désemplissait pas. Du moins, jusqu’à ce qu’il y mette le feu… Deux personnages qui n’auraient jamais dû se rencontrer, au centre d’une fine étude de mœurs sur la famille, la filiation, l’appartenance sociale et, plus généralement, l’épanouissement. À la fois récit culinaire et histoire sur l’apprentissage du bonheur, voici un ouvrage «feel good» aux airs faussement naïfs. Oui, le bonheur est dans et autour de l’assiette, et surtout, il s’apprécie sans chichi, loin de l’esbroufe des mets trop sophistiqués. À table !

 

En toute intimité

Impénétrable d’Alix Garin (Le Lombard)

Jeune talent auréolé en 2021 pour son premier roman graphique (Ne m’oublie pas), Alix Garin abandonne ici la fiction pour un témoignage d’une rare intimité sur les méandres du désir féminin et les troubles de la sexualité. En effet, alors que l’auteure commence à se faire un nom, voilà que son avenir, plein de promesses, se dérobe. Un chaos qui porte un nom, origine de tous ses troubles : le vaginisme, soit la contraction des muscles du périnée entraînant des souffrances lors de l’acte sexuel, jusqu’à le rendre impossible. Elle est devenue «impénétrable»… Une autobiographie à travers laquelle elle ne cache rien : la quête éprouvante et tortueuse pour guérir et se retrouver, l’émancipation nécessaire, la complexité de la vie à deux, le poids de la société et du regard des autres face au plaisir et ce que l’on attend des femmes… Une mise à nu, tout en vulnérabilité et résilience, qui dévoile le portrait sans concession d’une jeune femme de ce siècle, appuyé par un jeu de couleurs et un graphisme tout aussi inventifs. Au bout de 300 pages, le constat reste le même : à la fin, c’est l’amour qui gagne.

«Ver» libre

Worm d’Edel Rodriguez (Bayard)

Avec ses caricatures qui ont fait la une des magazines comme le Time ou Der Spiegel, il est l’un de ceux qui s’opposent depuis des années à Donald Trump, qui en a fait son «artiste le plus détesté». Alors que ce dernier retrouvera la Maison-Blanche en janvier, avec notamment son programme anti-immigration, il est donc bon, voire nécessaire, de découvrir Worm, dans lequel Edel Rodriguez revient sur son enfance à Cuba et son exil forcé aux États-Unis. Dans son tout premier roman graphique, l’illustrateur vedette a une double intention : permettre de mieux comprendre son pays d’origine, souvent entouré de fantasmes, et éclairer ce qu’est la vie d’un réfugié. Ensuite, dans une seconde partie, raconter ce qu’est un coup d’État et comment fonctionne un leader totalitaire, en mettant alors côte à côte Fidel Castro et l’homme à la chevelure orange… Richement détaillée et forte d’un graphisme impeccable, cette superbe odyssée tire la sonnette d’alarme face à la fragilité des démocraties qui, depuis toujours, avancent sur un fil ténu. Évitons alors qu’il se casse un peu plus.

Le combat d’une vie

Le Dernier debout de Matejka & Daoudi (Futuropolis)

En boxe, il y a eu plusieurs «combats du siècle». L’un des plus fameux restera celui de 1910 entre Jack Johnson et Jim Jeffries. Le premier, colosse de près de deux mètres pour 95 kilos, est devenu deux ans plus tôt le premier Noir champion du monde des poids lourds. Cet été-là, sous le soleil brûlant de Reno (Nevada), il ne s’agit donc pas que d’un simple match, car l’Amérique blanche, encore marquée par la guerre de Sécession et galvanisée par la renaissance du Ku Klux Klan, veut sa revanche. En face, toujours invaincu et de retour après une longue retraite, un costaud répondant au doux nom de «Chaudronnier»… Le Dernier debout n’est pas qu’un livre sur le «noble art» ou sur l’histoire d’un Afro-Américain au début du XXe siècle. C’est aussi un ouvrage sur les États-Unis dans ce qu’ils ont de plus génial et de plus bestial, porté par un duo virevoltant : le poète Adrian Matejka et le dessinateur Youssef Daoudi, à l’écriture aussi légère qu’un jeu de jambes et au graphisme qui frappe fort, comme un uppercut. Suffisant pour triompher de la bêtise et de la haine des hommes?

Ensemble, c’est mieux !

Au-dedans de Will McPhail (404 Graphic)

Sur Instagram comme dans The New Yorker, ses publications, fines et malines, questionnent le comportement humain avec, au centre, ce même examen : que veut-on montrer ou dire et, parallèlement, que veut-on dissimuler? Will McPhail s’inquiète pour ses contemporains, tournés vers les réseaux sociaux et privilégiant l’ego aux valeurs collectives. Il ne s’épargne pas et se met ainsi en scène dans ce premier roman graphique (sorti en version originale en 2021) à travers un avatar qui lui ressemble beaucoup. Avec lui, l’illustrateur anglais mène la guerre au «small talk» (les discussions légères), aux apparences, aux faux-semblants et au ballet des relations sociales qui sonne creux, pour jouer la carte de la franchise, de l’émotion et du partage… Sortir de la solitude pour se reconnecter au monde : voilà ce que propose cette tranche de vie qui s’attarde sur le fossé qui sépare les gens les uns des autres, dans des sociétés où flotte le spectre de l’individualisme et de l’isolement. Voilà en résumé, dans le fond comme dans la forme, un superbe éveil au monde, à l’heure où le repli sur soi gagne du terrain.

La beauté de l’Apocalypse

La Route de Manu Larcenet (Dargaud)

C’est à un monument que s’est attaqué Manu Larcenet : le roman culte et postapocalyptique La Route de Cormac McCarthy (2006), parmi les plus commentés et appréciés du siècle. Apparemment, il n’était pas assez sombre aux yeux du dessinateur, qui l’a adapté dans un ouvrage où il a supprimé toute lueur d’espoir, porté par la puissance d’un dessin aussi minutieux qu’une gravure, et d’une dramaturgie haletante. Un an et demi de travail acharné sur tablette numérique pour représenter des détails qui, sur papier, sont parfois à peine visibles. L’histoire? Dans une Amérique où la civilisation, la faune, la flore et la lumière du soleil ont été balayées par une catastrophe non nommée, un homme et son fils tâchent de survivre en marchant vers le sud, peut-être un peu moins hostile. Ils parlent peu : ce monde décharné et violent se prête mal aux épanchements… Manu Larcenet, qui s’était déjà attelé en 2015 au Rapport de Brodeck de Philippe Claudel, assume la radicalité d’un récit sans autre philosophie que la loi du plus fort, la survie du plus apte. Un nouveau chef-d’œuvre, sans happy end.

Zorro ressuscité

Zorro : D’entre les morts de Sean Murphy (Urban Comics)

Dans la ville mexicaine de La Vega, on honore la mémoire de Zorro qui, 180 ans auparavant, aurait signé le porche de l’église de son célèbre Z. Tout le monde est à la fête, sauf les cartels, qui voient d’un très mauvais œil cette célébration populiste, symbole de révolution à venir… Réinventer la légende créée par Johnston McCulley au pays des narcotrafiquants, il fallait oser. L’Américain Sean Murphy, spécialiste de Batman, est un homme de challenge. Il fait revenir «d’entre les morts» le vengeur masqué qui, encore une fois, épingle l’ennemi de la pointe de son épée. Un récit captivant et décalé, embelli par la signature graphique d’un maître des comics. Viva el Zorro!

Même pas mort !

Sang neuf de Jean-Christophe Chauzy (Casterman)

En avril 2020, en pleine épidémie de Covid-19, Jean-Christophe Chauzy découvre qu’il est atteint d’une maladie rare : sa moelle osseuse ne produit plus rien (ni globules blancs, ni globules rouges, ni plaquettes). Il est donc privé de toute défense immunitaire. Il lui faut d’urgence une greffe. S’engage alors une longue lutte pour sa survie… Voici un livre sans concession, irrigué par le vécu, à voir comme le témoignage cathartique de la douloureuse expérience que traverse l’auteur. Sur papier, ses sensations, ses émotions et ses réflexions se matérialisent à travers une large palette graphique, inventive, et se racontent dans un noir et blanc mêlé parfois au rouge sang. Une histoire aussi forte que la vie.

Cap sur l’étrange

Les Navigateurs de Lehman & De Caneva (Delcourt)

Amis pour la vie, Arthur, Max et Sébastien revoient, vingt ans après, Neige, leur copine. Mais les retrouvailles sont de courte durée : elle disparaît soudainement. Pour eux, pas de doute : elle a été kidnappée par une araignée rieuse au cœur d’une étrange fresque murale. Les minutes comptent, il faut mener l’enquête… Fan de science-fiction, de légendes et de créatures fantastiques, Serge Lehman retrouve Stéphane De Caneva pour une histoire addictive à la Lovecraft où il est question d’anciens peintres symboliques, de monstres aquatiques et de mystères. Dans ce Paris qui cache des secrets engloutis, la Ville Lumière n’a jamais aussi bien porté sa devise : «Fluctuat nec mergitur»…

Retour à l’usine

À la ligne de Julien Martinière (Sarbacane)

C’est un roman qui a marqué l’année 2019 par la puissance de son écriture, libre et aérienne, mais aussi par le destin tragique de son auteur, Joseph Ponthus, mort deux ans plus tard à 42 ans. À la ligne aura alors droit à un disque-hommage et une pièce de théâtre. Julien Martinière poursuit les honneurs en BD, toujours avec la même histoire : le quotidien d’un ouvrier intérimaire dans une conserverie de poissons et un abattoir. Du livre original, il va garder la cadence d’usine et les constats, à la pelle, de l’abrutissement à la tâche à la précarité. Servie par un trait noir au crayon, minutieux et élégant, l’appropriation est comme son modèle : d’une fraternité militante et d’une paradoxale beauté.

Jungle fever

Antipodes de David B. & Éric Lambé (Casterman)

Baie de Rio de Janeiro, 1557. Nicolas sert d’intermédiaire après d’une tribu autochtone, les Tupinambas. Échappant de justesse au cannibalisme grâce à ses talents de chanteur, il s’intègre à la tribu, vit nu, épouse une Indienne et mange même du Portugais! David B. et Éric Lambé reprennent l’histoire de la colonisation ratée de la France au Brésil au XVIe siècle pour tisser un conte philosophique sur la cruauté des hommes et la nécessité de l’acceptation de l’autre. À travers son héros, drôle, décalé et attachant, sorte de clochard de la jungle dépourvu de préjugés, le duo rappelle une évidence : c’est l’ignorance de l’autre qui génère les peurs. À cela, préférons cultiver les différences.

En eaux troubles

La Mare d’Erik Kriek (Anspach)

Après la perte de leur fils, Huub et Sara décident de s’installer dans une vieille maison de famille perdue dans les bois. Mais le souvenir de leur garçon n’est pas le seul à hanter l’esprit de la jeune femme, qui découvre d’étranges signes gravés sur les arbres, près d’une mare d’un noir profond… Le Néerlandais Erik Kriek se la joue façon Blair Witch avec ce récit qui garde les vieilles recettes du genre : un vieux manoir, une forêt maudite et d’étranges visions. Frissonnant à souhait et visuellement bluffant (l’influence de Charles Burns est évidente), l’ouvrage redonne goût à ces histoires mêlant suspense et macabre. Au point que La Mare pourrait être… le film d’horreur de l’année!

Trip parano

Le Roi Méduse (t. 1) de Brecht Evens (Actes Sud)

Comme une habitude, Brecht Evens, l’un des auteurs les plus doués de sa génération, ne fait rien comme les autres : chez lui, la BD est un art sans limites où les bulles et les cases n’existent pas et où les dialogues, comme les couleurs, débordent de partout. Un style que l’on retrouve dans cette fable sur la relation entre un père et son fils. Le premier, sujet aux dérives complotistes, disparaît. Pour le second, cette radicalisation et cette absence prennent la forme d’une odyssée où il va croiser de mystérieux personnages. L’aventure est épique (initiatique aussi), avec son lot de merveilles et d’angoisses. Au bout, une nouvelle œuvre grandiose pour l’auteur flamand, dont la suite ne devrait pas tarder.

Les bébés du IIIe Reich

Lebensborn d’Isabelle Maroger (Bayard)

Grande, blonde, aux yeux bleus et à moitié norvégienne, Isabelle Maroger a pris son courage à deux mains pour revenir sur son histoire familiale, marquée au fer rouge par un nom barbare : les Lebensborn, maternités nazies fabriquant des «bébés parfaits» à la chaîne entre 1943 et 1945, notamment en Scandinavie. Avec son dessin naïf, l’autrice reconstitue un puzzle, à la fois universel et intime, où il est tout autant question de ces pouponnières du IIIe Reich que de ses racines avec lesquelles elle essaye de renouer (jusqu’à son grand-père génétique, ancien SS). Le geste est salutaire, plein d’humour et de réflexions sur un épisode moins connu de la Seconde Guerre mondiale. Un récit-enquête captivant.

Big Brother is back

Journal de 1985 de Xavier Coste (Sarbacane)

Janvier 1985, an I du nouveau régime. Le camarade secrétaire général O’Brien est exécuté pour trahison après avoir laissé échapper un homme qui a fait tomber dans sa fuite Le Livre de Winston, témoignage sur sa détention. Lloyd, le fugitif en question, rejoint quant à lui ses camarades, membres d’une cellule secrète de résistance… Obsédé par le chef-d’œuvre de George Orwell, 1984, qu’il a adapté, avec succès, il y a trois ans, Xavier Coste replonge au cœur de l’univers dystopique du maître britannique pour en imaginer une suite brûlante d’actualité. Fidèle à son modèle, il crée une œuvre irrespirable, servie par un dessin flamboyant. Big Brother is back, et de quelle manière!

À vos souhaits !

Shubeik Lubeik de Deena Mohamed (Steinkis)

Comme dans Aladdin, il faut faire attention quand on s’adresse à un génie… Deena Mohamed a inventé un monde où les vœux sont devenus une marchandise, qu’il faut manipuler avec précaution. Ce que vont apprendre à leurs dépens Aziza, Nour et Shokry, liés à vie par un vœu vendu dans un modeste kiosque du Caire… En arabe, «shubeik lubeik» signifie «vos désirs sont des ordres». C’est aussi le titre de l’épatant ouvrage de cette autrice égyptienne, qui étonne par son dessin aux influences multiples (manga, calligraphie arabe…) et par le ton employé, fantaisiste, qui joue avec les contes pour mieux dénoncer les dysfonctionnements de la société d’après le Printemps arabe. En un mot : géni-al!