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Viviane Reding : «Je suis une personne d’action, qui veut des résultats» 


«Dépendre du gaz à bon marché des Russes, de la sécurité à bon marché des Américains, des fabrications à bon marché des Chinois, ce n’est plus tenable.» (Photos : hervé montaigu)

Viviane Reding (CSV) quitte la scène politique pour retrouver sa liberté d’action. S’ennuyer, impuissante, à la Chambre des députés, ne lui convenait plus du tout. Le privé lui tend les bras.

Quels souvenirs gardez-vous de votre première élection, en 1979, à la Chambre des députés?

Viviane Reding : Celui d’un nouveau monde, que je connaissais déjà un peu, par mon métier de journaliste politique au Luxemburger Wort, mais de haut, puisque je suivais les débats depuis la tribune. C’était tout à fait autre chose d’être assise en bas et d’avoir voix au chapitre. C’était aussi une période incroyable d’apprentissage, en pleine crise sidérurgique, et j’ai vu faire un des plus grands hommes d’État que le Luxembourg a pu compter, Pierre Werner.

Il a réussi à rassembler tout le monde autour des solutions pour sauver le pays de la crise et tout le monde a participé. Il a sorti le pays d’une faillite avec intelligence et force. J’ai aussi appris l’Europe auprès de lui, je l’ai vu entrer dans une colère noire, une des rares fois, quand la Belgique a décidé de dévaluer notre monnaie commune sans en avertir notre ministre des Finances. À partir de cet instant, il s’est battu pour la naissance de l’euro.

Comment êtes-vous entrée en politique? Avez-vous été sollicitée? 

Non, c’est moi qui avais envie de faire de la politique et je suis allée chez notre voisin à Esch qui était Jean Wolter, le père de Michel. Il était également éditorialiste au Wort et un des hommes politiques qui dirigeaient notre parti.

J’ai sonné chez lui pour lui dire que je voulais faire de la politique et c’est finalement Pierre Werner qui m’a mise sur les rails, car il voulait rajeunir le parti.

Vous avez commencé votre carrière avec une grave crise et vous l’arrêtez alors que le monde est en pleine tourmente…

La situation n’est pas comparable. En 1979, on devait sauver tout un pays. Aujourd’hui, c’est une crise qui nous est imposée de l’extérieur. Nous devons faire face avec nos alliés européens et nous devons aussi innover ensemble.

Les Luxembourgeois ont toujours prôné une plus grande indépendance européenne en matière de défense et c’est ce qui est en train de se passer aujourd’hui. C’est une crise collective et c’est donc ensemble que nous serons le moteur pour sortir de cette crise.

Vous qui connaissez très bien les institutions, l’Europe se donne-t-elle les moyens de sortir de cette crise?

Personne n’y croyait plus. C’était devenu « chacun pour soi et Dieu pour tous« . Et puis nous avons vu, avec la crise du coronavirus, que cela ne fonctionnait pas comme ça. On ne peut pas fermer les frontières pour stopper un virus. On ne peut pas acheter des masques dans son coin alors que les autres n’en disposent pas. En temps de crise, la seule chose qui nous sauve, c’est une Europe solidaire.

C’est la même chose en matière énergétique. Nous avons fait des erreurs par le passé parce que cela nous arrangeait et qu’il n’y avait pas de problème. Dépendre du gaz à bon marché des Russes, de la sécurité à bon marché des Américains, des fabrications à bon marché des Chinois, ce n’est plus tenable. Si l’on veut, demain, être un continent qui compte sur l’échiquier mondial, il faut que nous rapatriions une partie des compétences et la base de la production.

Il y aura des continents entiers qui feront concurrence à l’Europe. Elle doit être unie, comme l’a montré la crise sanitaire, une expérience qui va nous amener à avoir, de plus en plus, au moins une cohérence économique.

«Si je participe à une élection, je veux pouvoir la mener comme je l’entends et si je ne peux pas le faire, ça ne m’intéresse pas.»

Vous avez plusieurs vies. Vous êtes également conseillère en entreprise. Dans quels domaines? 

Je me suis spécialisée en géopolitique, en mettant la politique en évidence, parce que les chefs d’entreprise, souvent, ne comprennent pas comment fonctionne la politique. Or ils veulent s’établir, faire du commerce dans des pays voisins, et il est bon qu’ils sachent ce qui peut arriver, d’être prévisibles. Ma deuxième spécialité, c’est le digital, une matière que j’ai apprise quand j’étais commissaire et que j’avais la recherche technologique sous ma responsabilité.

J’ai dû aussi m’investir dans les télécoms, comprendre leur fonctionnement. Pour l’instant, je commence à me spécialiser en informatique quantique, car ce sera un choc dans notre société. Un ordinateur quantique est mille fois plus puissant que ceux que nous connaissons aujourd’hui. Cela va complètement changer notre manière d’opérer et il faut préparer la politique et l’économie à ce monde-là.

Et comment le décrivez-vous?

Nous produisons énormément de données, de toutes sortes, et il n’y a pas de machines pour les analyser. Nous avons vu que nous devons rapidement réagir à des crises sanitaires, or les systèmes actuels sont lents. Nous avons besoin de trois ans, aujourd’hui, pour faire un nouveau médicament, ce délai sera ramené à trois semaines avec l’informatique quantique.

Le danger, c’est que celui qui contrôle l’ordinateur quantique, contrôle le monde. C’est la raison pour laquelle les Européens doivent s’allier pour faire face à la concurrence des Américains et des Chinois. Pour éviter, surtout, une dépendance qui sera terrible pour les prochaines générations.

Quel est votre rôle exactement?

Je travaille avec les jeunes ingénieurs qui construisent en Europe les ordinateurs quantiques et les chefs d’entreprise ont besoin de moi pour le storytelling. Je peux raconter ce qui se passe. J’explique aux politiques et au monde de l’industrie, les changements positifs et les dangers que l’on peut éviter en mettant en place des législations avant que toute cette informatique quantique n’arrive, car c’est inévitable, et pas dans l’urgence.

Quelle est la « méthode Reding » qui vous a valu quelques succès à la Commission européenne? 

Je connais mes forces et mes faiblesses. Je sais que si je veux réussir, je dois avoir les meilleurs experts autour de moi et compter sur eux à 100 %. C’est ce que j’ai fait. J’ai cherché les meilleurs experts dans toute l’Europe, je les ai soudés ensemble, comme une famille, et elle était surnommée « la brigade Reding« , car quand elle se mettait en marche, elle allait analyser les problèmes, trouver des solutions et qu’elle allait surtout les appliquer.

Auriez-vous pu, avec cette même énergie et cette même méthodologie, renflouer le CSV?

Peut-être, oui. Mais cela ne s’est jamais fait. Ce n’est pas un regret, car je l’aurais fait par devoir. La question ne s’est jamais posée, je n’avais pas à y répondre.

Parlons des lobbys que vous connaissez bien pour les avoir souvent affrontés. En tant que conseiller de grandes sociétés internationales, n’allez-vous pas maintenant en faire partie?

Non. J’aurais eu la possibilité d’accepter pas mal d’offres d’emploi de lobbyiste. Je veux être quelqu’un qui garde toute son indépendance d’esprit et sa liberté d’action, qui conseille, qui amène des projets que je considère importants pour l’avenir de l’Europe, mais lobbyiste, jamais. J’en ai vu de toutes les couleurs avec eux, y compris les ONG.

Les chefs d’entreprise ont besoin de moi pour le storytelling

Est-ce par lassitude que vous vous retirez de la vie politique?

Vu que je suis une personne d’action, mon but dans la vie est d’obtenir des résultats. Quand je suis assise là dans un fauteuil, sans avoir la liberté et la capacité de créer des résultats, alors il faut faire autre chose, parce qu’on n’a pas l’éternité devant soi.

J’ai plus de liberté aujourd’hui pour bien faire les choses, hors du Luxembourg, car les Luxembourgeois ne m’ont jamais demandé un coup de main pour quoi que ce soit, mais à l’étranger souvent. Cela me permet de voyager, cela me fait un grand bien.

Quel regard portez-vous sur la société luxembourgeoise d’aujourd’hui?

Notre société a énormément changé, comme le reste du monde. Tout d’abord, nous avions une immigration, composée en premier lieu d’Italiens, puis de Portugais et nous travaillions pour ne pas avoir deux sociétés parallèles et je pense que cela s’est bien passé avec les trois éléments à notre disposition : l’école pour tous, les syndicats et l’Église catholique qui prêchaient tous le même message d’intégration. Aujourd’hui, on est un pays avec des centaines de nationalités, plutôt des intellectuels, qui sont là sans être intégrés dans notre société.

C’est très difficile aujourd’hui de trouver une cohérence avec ces multitudes de communautés. Nos traditions en prennent un coup, je ne sais plus si c’est la Toussaint ou halloween, et j’en passe. Ce qui rassemblait le peuple survit difficilement. Je ne fais pas une analyse de valeurs, je constate. Les efforts couronnés de succès dans les années 80 et 90 ne fonctionneraient plus aujourd’hui.

Cette solidarité à laquelle la société luxembourgeoise a fait preuve dans ces années-là pourrait-elle encore s’exercer aujourd’hui?

Il y aurait les Luxembourgeois à la base et les autres suivraient, plus ou moins forcés. Même quand je vais à Esch-sur-Alzette, je ne reconnais plus ma société. Tout a complètement changé. Les jeunes d’aujourd’hui doivent faire de la politique autrement que moi à leur âge.

Une chose est restée constante, en règle générale, surtout dans les communes, les gens savent qui s’occupe d’eux, qui prend en charge leurs problèmes et qui se promène sans rien faire.

Est-ce que vous vous souvenez de votre dernière séance plénière à la Chambre des députés?

Franchement, non.

Vous êtes partie sans vous retourner?

Oui et c’était mûrement réfléchi. J’avais décidé de ne pas me représenter aux prochaines élections de 2023. Si je participe à une élection, je veux pouvoir la mener comme je l’entends et si je ne peux pas le faire, ça ne m’intéresse pas, car il s’agit d’un engagement très fort et sur des années.

Je ne voulais plus refaire une onzième élection et je ne trouvais pas fair-play d’attendre la fin du mandat, et qu’il valait mieux laisser à celui qui me succédera le temps de prendre ses marques. C’est une jeune femme qui me succède, Elisabeth Margue, une juriste professionnelle, une jeune maman et je suis heureuse de lui laisser cette chance. Je trouvais ça déontologiquement juste.

Cela vous aurait-il plu de diriger le pays?

Oui, cela m’aurait passionnée, assurément.

Repères

État civil. Viviane Reding est née le 27 avril 1951 à Esch-sur-Alzette. Elle est mère de trois enfants.

Commissaire. Elle est membre de la Commission européenne de 1999 à 2014, successivement à l’éducation, à la culture, au multilinguisme et à la jeunesse, puis à la société de l’information et aux médias, enfin à la justice, aux droits fondamentaux et à la citoyenneté.

Eurodéputée. Elle a été élue députée au Parlement européen en mai 2014. Avant d’entrer à la Commission en 1999, elle siégeait déjà au Parlement européen depuis 1989.

Chambre des députés. Viviane Reding a siégé à la Chambre des députés de 1979 à 1989. Puis de 2018 à 2022.

Journaliste. Elle étudie à la Sorbonne où elle obtient un doctorat en sciences humaines. De 1978 à 1999, elle est éditorialiste au quotidien Luxemburger Wort.