Une délégation gouvernementale, constituée des ministres Bettel et Backes, s’est rendue à Kiev pour une visite de travail. La ville, sous une apparente normalité, porte les stigmates de la guerre engagée contre la Russie depuis trois ans.
La capitale de l’Ukraine est splendide sous ce soleil printanier de fin avril. Les eaux du Dniepr qui séparent Kiev en deux et les innombrables parcs et espaces verts confèrent un sentiment d’apaisement immédiat. Les bâtiments anciens, quelquefois gigantesques, qu’ils soient religieux ou profanes, sont parés d’imposantes colonnes ou de dômes dorés. Ils côtoient de hauts immeubles d’habitation dont les briques peintes donnent à certains quartiers des airs de Brooklyn.
Sur un large trottoir, une femme en robe, sourire aux lèvres, se dirige vers une bouche de métro en portant un bouquet de lilas dans ses bras – les lilas et les marronniers, symboles de la ville, sont en fleurs et se comptent par centaine dans les rues. Elle croise un jeune homme en trottinette électrique, casque audio sur les oreilles, comme on pourrait en croiser à Luxembourg. La circulation est dense sur les larges voies. Tout semble si normal.
Mais cette normalité est une illusion. «On va au restaurant, on sort, mais on pense toujours dans un coin de notre tête qu’on peut mourir», raconte Daria, 25 ans, aux longs cheveux bouclés noirs et aux yeux vifs. Elle vit et travaille à Kiev. Elle sourit, presque ironique : «On peut vivre normalement dans un pays en guerre.»
Située à quelques centaines de kilomètres du front, la ville subit régulièrement des attaques de drones et de missiles balistiques ou de croisière, souvent de nuit, causant incendies et dégâts. Certaines nuits, pas moins de 30 drones la survolent. Les alertes aériennes ont doublé en avril par rapport à l’année précédente. Lorsqu’elles retentissent via une application mobile ou les sirènes, les habitants ont alors dix minutes pour se réfugier dans un abri.
La semaine dernière, un missile a tué au moins neuf personnes dans un quartier résidentiel (lire plus bas). Dans les immeubles encore debout, les fenêtres ont été soufflées par l’explosion et sont en train d’être remplacées par des planches ou des bâches plastiques. Un mémorial a été improvisé. Au pied d’un parterre de fleurs, entre les photos des disparus – la jeunesse de leur visage donne un coup au cœur –, des bougies et ours en peluche sont posés à même le sol, mais aussi des objets intimes. Un ballon de basket, un globe, des barres de céréales…
Un quartier sous haute tension
Ces lieux mémoriels, on en trouve partout dans la ville, brisant l’illusion première de «normalité». Au centre de Kiev, sur le «mur de la mémoire», long de plusieurs centaines de mètres et peint en bleu, des milliers de photographies de soldats tombés au combat sont accrochées. Devant l’une d’entre elles, une femme dépose une bougie. C’est Ludmila, toute de noir vêtue. D’une voix douce, elle évoque son fils Andrii, avocat, tué à Marioupol en 2022. Elle désigne la photo de celui qui avait tout juste 35 ans et était papa d’une petite fille. Son corps n’a jamais été rendu à sa famille.
Place Maïdan, endroit symbolique de la ville s’il en est, haut lieu de la révolution orange, un autre mémoriel est érigé. Une marée de milliers de petits drapeaux ukrainiens sont plantés, ballottés au gré du vent. Sur chacun, le nom d’une personne morte depuis l’invasion russe. Ici ou là, d’autres drapeaux émergent, indiquant que d’autres nationalités ont perdu la vie dans ce conflit. Des familles ou amis viennent se recueillir, tandis qu’à quelques mètres de là, un homme accompagné d’une guitare chante espérant quelques hryvnias (monnaie locale).
Un peu plus loin, changement de décor. La foule et le bruit de la circulation disparaissent. Le quartier des institutions gouvernementales est vide, silencieux. Check-points, blocs de béton posés au sol, sacs de sable empilés derrière les fenêtres. Des hommes à l’allure militaire entrent dans la seule épicerie encore ouverte dans ce quartier vidé de ses habitants. Des caméras sont installées partout, des véhicules blindés garés le long des trottoirs. La tension est palpable.
La vie continue malgré tout. Ce mercredi 30 avril, Volodymyr Zelensky s’entretient dans l’un des bâtiments avec Xavier Bettel et Yuriko Backes. À l’intérieur, il fait sombre, de longs tapis étouffant les pas sont posés dans des couloirs longeant des portes closes. C’est un véritable dédale. Dans l’une des salles, se tient une réunion avec la première dame, Oléna Zelenska, présidente d’une fondation pour les jeunes à laquelle le Luxembourg contribue financièrement. Les jeunes, justement, comment vont-ils? Daria résume simplement : «Je me réveille le matin, contente d’être en vie, mais quand je pense aux jeunes de mon âge dans d’autres pays, je dois reconnaître que je suis un peu jalouse.»

«La guerre n’a pas de week-end!»
Rencontrée au milieu d’un quartier détruit par un missile le 24 avril, Anastasia (17 ans) fait partie d’une équipe de volontaires qui aident au déblaiement. L’attaque a non seulement coûté la vie à neuf personnes et en a blessé plus de 70 autres, mais elle a causé, en plus, des dégâts matériels considérables. «Tout le travail de nettoyage est fait par les bénévoles», s’énerve la jeune fille que l’on sent à bout de nerfs.
Elle explique que depuis le départ des secours venus quelques heures juste après le bombardement pour emporter les corps, elle est là tous les jours : «On travaille sans pause.» Pas comme les employés officiels, fustige-t-elle : «Quand on leur demande pourquoi on fait leur boulot, ils répondent qu’ils sont désolés, qu’ils ont leurs week-ends. Mais nous, on ne s’arrête pas. La guerre n’a pas de week-end!». Et quand une journaliste lui demande si elle n’a pas peur de vivre à Kiev, Anastasia répond par la négative. «C’est notre pays, je ne le quitterai jamais.»
L’hôpital pour enfants, neuf mois après
Le 8 juillet 2024, lors d’une attaque de missiles sur le centre-ville de Kiev, le bloc dédié à la toxicologie dans l’hôpital pédiatrique d’Okhmatdyt est détruit en grande partie, le reste des bâtiments endommagé. Quatre personnes meurent, dont un enfant de 13 ans et un grand-père venu rendre visite à un petit malade. «Chaque année, nous effectuions plus de 12 000 interventions complexes sur des enfants venus de tout le pays», explique Sezhii Chezuyshuk, le directeur de l’hôpital, rencontré par la délégation luxembourgeoise.
«Peut-être est-ce pour cela que nous avons été ciblés. Ils savaient que cela aurait un impact énorme sur le pays», suppose-t-il. Malgré les pertes et les destructions, l’équipe médicale est restée : «Même en février-mars 2022, quand Kiev était encerclée, personne n’a quitté l’hôpital». A-t-il encore la force de continuer? «Avons-nous le choix? C’est rester ensemble ou mourir, l’ennemi ne nous laissera aucune autre option. Mais on ne capitulera pas.
Car s’ils gagnent, ils continueront à nous tuer. Donc nous tiendrons, aussi longtemps qu’il le faudra.» Choquée par cette attaque frappant des enfants, la population a envoyé quelque 50 millions d’euros pour sa reconstruction. Après des critiques sur les choix des prestataires pour le reconstruire et l’éviction de responsables, les travaux se poursuivent actuellement.