L’enquête documentaire « Libye, anatomie d’un crime », qui sera diffusée prochainement sur Arte, met au jour les premiers témoignages de Libyens, victimes de viols organisés par des milices qui s’en serviraient « comme arme de guerre ».
Ahmed (prénom modifié) a survécu à cinq ans de détention et de sévices, et souffre désormais de tuberculose, d’incontinence et d’une maladie sexuellement transmissible. Premier à dénoncer le crime, selon le commentaire du film, il est « déterminé à aller jusqu’au bout pour prouver son calvaire », confie-t-il dans le bureau d’Emad, militant taourga des droits de l’Homme qui enquête sur les crimes de guerre dans son pays.
« Subjuguer l’homme c’est leur expression pour que tu t’écrases, pour que jamais plus tu ne relèves la tête », explique-t-il, sans montrer son visage. « Ils prenaient un balai, le fixaient au mur et il fallait que tu te l’enfonces, alors imagine à quel point tu te sens anéanti », poursuit-il. « On est nombreux à avoir subi des viols. Ils te violaient et te filmaient avec un téléphone. »
« Certains de ces films ont été téléchargés sur YouTube », rapporte Cécile Allégra, auteure du documentaire qui sera diffusé le 23 octobre sur Arte. Elle a d’abord passé six mois à tenter, en vain, de corroborer des rumeurs persistantes de « viols de guerre » en Libye, en 2011, commis sur la gente féminine. Grâce au réseau d’Emad et de Ramadan, un ex-procureur libyen en exil en Tunisie, elle a rencontré en octobre 2016 ce premier témoin « bouleversant ». « Sa libération datait de septembre », relate-t-elle, « il était d’une maigreur et d’un mal-être physique extrême, il n’arrivait quasiment pas à marcher ».
Des migrants sommés de violer
« De temps à autre, un migrant africain était introduit dans sa cellule pour perpétrer le viol », déclare la documentariste récompensée par le Prix Albert Londres en 2015 pour son film Voyage en barbarie. A ce stade, elle choisit de faire appel à Céline Bardet, juriste, spécialiste de justice pénale internationale et des crimes de guerre, « pour entendre ce témoin ». « J’étais au fait de rumeurs, mais je n’avais jamais réussi à obtenir de témoignages », déclare Céline Bardet, présidente de l’association WWOW (we are not weapons of war/nous ne sommes pas des armes de guerre) qui enquête sur « le viol de guerre » dans le monde et sur le conflit libyen en particulier depuis 2011. « Ce film est un point de départ important qui révèle le viol des hommes mais les femmes en sont aussi victimes », souligne l’experte. « Il est très difficile d’identifier les donneurs d’ordre, la loi du talion régit le pays ».
« Nous continuons d’enquêter et de rassembler les informations pour constituer un dossier destiné à la Cour pénale internationale », poursuit-elle. Cécile Allégra « nous a transmis tout ce qu’elle a découvert et grâce à elle, on a mis en contact nos réseaux respectifs pour continuer d’avancer », fait valoir la juriste. « Nous avons mis au point un outil pour les victimes, une sorte d’application ultrasécurisée pour qu’elles rapportent les sévices qu’elles ont subis », continue-t-elle. « On authentifie les témoignages juridiquement ».
Le Nobel pour faire bouger les choses
« On peut à la fois corroborer des choses et assurer un suivi pour eux y compris avec la mise en place d’un relais médical », dit-elle encore. Cette dimension médicale est « très importante, c’est même ce qui incite beaucoup les hommes à s’exprimer », précise-t-elle, car ils ont besoin de soins et n’osent pas consulter. Les langues commencent un peu à se délier, constate la juriste, « des victimes nous transmettent des informations précises ».
« Il y a présomption de nettoyage ethnique ciblé sur des Taourgas déplacés et tués mais il reste un énorme travail à fournir avant de pouvoir l’affirmer et c’est encore autre chose que le viol de guerre… », insiste-t-elle.
Avec le comité du Nobel qui vient d’attribuer le prix Nobel de la paix au médecin congolais Denis Mukwege, « on reconnaît que le viol est une menace à la paix et la sécurité », se félicite Céline Bardet, « c’est une avancée cruciale, les choses bougent mais idéalement si un chef de tribu parlait lui-même du viol dans un conseil, il laverait l’honneur des victimes, comme cela s’est produit pour les Yazidis », dont une membre de la communauté, Nadia Murad, s’est vu elle-aussi décerner le Nobel de la paix.
LQ/AFP