En pleine Orange Week et après deux féminicides cet automne, des militantes féministes décrivent les mécanismes à l’œuvre dans le traitement médiatique de ces crimes et leurs effets sur nos représentations.
Alors que, jusqu’au 10 décembre, l’Orange Week braque les projecteurs médiatiques sur le thème des violences faites aux femmes, deux militantes engagées sur ces questions pointent le traitement problématique de ces faits de société dans la presse, en particulier le féminicide.
Engagées contre les violences
Jessica Lopes est assistante sociale à l’ASTI, et membre active de la JIF, plateforme féministe créée dans le sillage de la Journée internationale des femmes.
Si son travail n’est pas directement lié aux violences faites aux femmes, elle assure y être confrontée quotidiennement, à travers les femmes migrantes en situation de grande vulnérabilité qu’elle soutient, et confie pudiquement avoir vécu, enfant, les violences au sein du couple parental. «Un passé qui marque tout mon militantisme», observe la jeune femme.
À côté d’elle, dans ce café de la capitale qu’elles connaissent bien, Antónia Ganeto, directrice du centre d’éducation interculturel IKL, et porte-parole de l’association afroféministe et antiraciste Finkapé, nommée récemment membre de la commission consultative des Droits de l’Homme.
Diplômée en journalisme, c’est finalement dans la sensibilisation qu’elle a tracé sa voie. «Ce qui m’anime, c’est le devoir d’aider les autres», note celle qui a grandi au sein d’une fratrie de dix enfants, marquée par des différences de traitement entre garçons et filles.
Deux féminicides qui les ont bouleversées
Ces sœurs de lutte, qui partagent les mêmes valeurs et se croisent souvent dans le cadre professionnel, aiment aussi échanger sur les thèmes de société qui les touchent. Et dernièrement, ce sont les meurtres de deux femmes du Luxembourg, victimes de féminicide, qui les ont bouleversées.
L’une, dont l’identité n’a pas été révélée, était une jeune mère de 20 ans. Son conjoint l’a tuée à coups de marteau, en présence de leur bébé. L’autre s’appelait Diana Dos Santos et avait 40 ans. Si son nom est connu, c’est que son meurtrier l’ayant sauvagement mutilée, les enquêteurs ont été contraints de diffuser des détails intimes – un tatouage – pour permettre son identification.
«Le cas de Diana illustre les dérives»
Dès lors, l’histoire de cette Portugaise installée depuis peu au Grand-Duché n’a cessé de faire les gros titres, donnant lieu à un feuilleton à la fois malsain et dommageable, selon les militantes.
«Le cas de Diana illustre les dérives de la presse en matière de féminicide. Toute sa vie a été étalée, y compris des éléments privés, des photos et vidéos piochées sur son profil social, sorties de leur contexte, et diffuser largement, suscitant des flots de commentaires», dénonce Jessica Lopes, citant plusieurs titres racoleurs, et soulignant le fait que la victime, issue de l’immigration, n’avait personne pour la défendre dans les colonnes des journaux.
«Elle l’a cherché» : le préjugé sexiste
«Aucune contradiction n’a été apportée aux faits relatés. Des journalistes ont même donné la parole à son ex-conjoint, pourtant condamné à de la prison pour l’avoir frappée dans le passé, lui offrant tout le loisir de s’exprimer, tandis qu’elle n’est plus là. Une ancienne amie s’est aussi épanchée sur ses mauvaises fréquentations, avant qu’on lui prête des liens avec une ’mafia des passeports’ – terme qui n’a aucun sens juridique», s’agace l’assistante sociale.
Des pratiques qui ont des conséquences, notamment sur la perpétuation de préjugés sexistes, alerte Antónia Ganeto : «Ces propos tendent uniquement à montrer que Diana s’est elle-même exposé au danger et qu’elle a cherché ce qui lui est arrivé.»
«Un angle qui empêche de poser les vraies questions»
Un mécanisme récurrent dans le traitement médiatique des féminicides, abonde Jessica : «La victime est souvent présentée comme auto-destructrice, se plaçant délibérément dans des situations considérées comme à risque. C’est particulièrement vrai dans les tabloïds du Mexique – où les féminicides sont un fléau – et c’est valable à 100% pour Diana.»
«On ne parle plus d’elle comme une ’femme’, mais comme une ’mauvaise femme’. On présente son assassinat comme le fait divers d’une personne marginalisée, qui aimait sortir dans des bars, fréquentait des milieux illégaux, et a fini par en mourir», constate-t-elle.
«Un angle qui empêche, de fait, de poser les vraies questions : en 2022, pourquoi des femmes se font tuer ? Où en est-on des violences visant les femmes au Luxembourg?»
Aucun débat sur le sujet
Ainsi, les militantes regrettent que malgré ces deux féminicides perpétrés à quelques jours d’intervalle, aucun débat national n’ait été ouvert. «Ça aurait été l’occasion de remettre l’inscription du féminicide dans le Code pénal sur la table, et d’agir enfin sur le front des violences conjugales, alors que les foyers d’urgence sont débordés.»
Et pour Antónia, «les médias ont aussi un rôle à jouer dans la lutte contre les violences faites aux femmes. Nous avons une responsabilité face à tel ou tel fait qu’on nous rapporte, et avons le devoir de nous interroger : dois-je diffuser cette information ? Est-elle utile, apporte-t-elle quelque chose ? Dans quelles circonstances a-t-elle été obtenue ? Quel impact aura-t-elle sur l’entourage de la victime ?»
Un feuilleton macabre qui banalise la gravité des faits
Au risque de contribuer à la normalisation de ces crimes : «Tous ces articles finissent par former une sorte de feuilleton macabre qui banalise la gravité des faits et déshumanise la personne qui a subi cette violence. On parle de Diana comme de ’morceaux de corps’.»
Un procédé théorisé par l’historienne Christelle Taraud, spécialiste des féminicides, qui parle d’un «continuum féminicidaire» pour désigner tout ce qui, dans nos sociétés, participe à la chosification et l’anéantissement des femmes, mentionne Jessica : «En traitant les féminicides de cette façon, les médias doivent prendre conscience qu’ils en font partie», tranche-t-elle.
Des progrès dans les rédactions… à l’étranger
Si dans d’autres pays, en France notamment, de nombreuses rédactions forment désormais leurs journalistes et adoptent des chartes voire des référents sur ces questions, le Luxembourg en est loin.
Par ailleurs, le Conseil de presse, qui fait autorité dans la profession, n’a pas intégré la problématique du discours sexiste aux cours qu’il propose aux professionnels des médias et précise n’avoir jamais reçu de plainte concernant ce sujet.
Orange Week : marche solidaire ce matin
Rendez-vous à 11 h ce matin, place de la Résistance à Esch-sur-Alzette, pour une marche solidaire contre les violences envers les femmes et les filles, organisée par le Conseil national des femmes du Luxembourg (CNFL), la section luxembourgeoise du Zonta international, et la Ville d’Esch. Le cortège passera par la rue de l’Alzette et arrivera Place Norbert Metz, devant le bâtiment Justice de paix. La ministre de l’Égalité entre les femmes et les hommes, Taina Bofferding, devrait également être présente.
Cette année, le CNFL revendique la suppression d’office du sursis dans les condamnations pour viol, l’introduction de la plainte collective en matière criminelle, permettant à chaque victime d’être considérée, et l’introduction de la qualification criminelle de féminicide, avec définition, dans le Code pénal luxembourgeois.
cnfl.lu