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Violences économiques : «Il m’a asphyxiée financièrement»


«Il gérait les comptes bancaires, me faisait croire qu’on prenait des décisions ensemble», explique cette victime que nous appellerons Sabrina. (Photo: Tania Feller)

Pour se libérer de l’emprise et des violences économiques de son ex-mari, Sabrina a dû accepter de tout perdre, y compris sa fille. Elle reconstruit aujourd’hui sa vie, pierre par pierre.

Engagée dans la lutte contre les violences économiques, Maître Françoise Nsan-Nwet voit défiler dans son cabinet de nombreuses femmes en détresse, déterminées à quitter leur conjoint. Mais cette avocate au barreau de Luxembourg sait qu’un divorce est une épreuve, et que sortir de l’emprise psychologique n’est pas si simple : «Le risque de retour à la case départ est très élevé. Certaines femmes ne sont pas prêtes», note-t-elle.

Et face à celles qui le sont, elle préfère annoncer la couleur : «La justice peut paraître très froide, là où les femmes attendent qu’on pointe leur ex-mari en lui disant que ce qu’il a fait est mal. Ça ne se passe pas comme ça», prévient-elle.

«Je suis tombée de haut» 

Ainsi, le jour où Sabrina* a poussé sa porte, l’avocate n’a pas mâché ses mots en découvrant sa situation : «Vous n’aurez plus de logement, plus de revenu, et la garde de votre fille vous sera retirée.»

C’était il y a un peu plus de deux ans. Cette quarantenaire fuyait alors un mari manipulateur et violent. Si ce discours a été dur à encaisser, Sabrina reconnaît qu’il l’a aussi aidée à se préparer : «Je suis tombée de haut, mais c’était nécessaire, car tout est arrivé exactement comme mon avocate me l’avait décrit», sourit-elle pudiquement.

L’histoire de Sabrina est tristement banale : une rencontre, un mariage, un bébé, une activité professionnelle en pause pour s’occuper du foyer, et une vie dans l’ombre de la carrière fulgurante du conjoint. «J’avais 26 ans quand on s’est rencontrés. On travaillait pour une grande enseigne en région parisienne», se souvient-elle.

À l’époque, elle vit seule, en banlieue, et jongle entre son petit salaire à mi-temps et son allocation handicap – elle souffre d’importantes séquelles au niveau cognitif suite à un accident dans sa jeunesse. Une proie facile pour qui aurait de mauvaises intentions.

«Il gérait tout et me manipulait»

Et ce beau parleur n’est pas guidé que par l’amour : il s’installe rapidement chez elle, lui impose sa mère malade, et vit à ses crochets, alors qu’il dispose de revenus confortables. Si elle ose se mêler du budget commun, régulièrement dans le rouge, il a toujours réponse à tout.

L’étau se resserre encore au moment où elle tombe enceinte : il la convainc de se marier, lui fait miroiter une nouvelle vie, maintenant qu’elle est «à lui», et la convainc de le suivre à l’étranger où il vient d’accepter un nouveau poste de cadre.

Là-bas, la jeune maman, qui ne parle pas un mot d’anglais, se retrouve complètement isolée. Affaiblie, elle perd tout contrôle : «Il gérait tout, l’administratif, les comptes bancaires, me faisait croire qu’on prenait des décisions ensemble, mais c’était de la manipulation.»

La violence économique, c’est quoi?

Définie par la convention d’Istanbul – ratifiée par le Luxembourg en 2018 – il s’agit d’une forme de violence qui consiste à contrôler une femme via la distribution de l’argent au sein du couple, en menaçant de la priver de ressources ou en l’empêchant de travailler. Ce qui crée un conditionnement psychologique dont il est ensuite difficile de sortir.

C’est le moyen «le plus commun» de l’exercice du pouvoir masculin dans les rapports conjugaux et elle s’exerce dans tous les milieux sociaux. Quelques exemples :

  • contrôle administratif des comptes
  • prise de décision unilatérale
  • contrôle de l’argent disponible
  • privation du libre choix des dépenses
  • détournement de fonds.

Elle veut travailler, prend des cours, et commence à trouver de nouveaux repères. Mais un an à peine après leur installation, c’est au Luxembourg qu’il veut désormais déménager : «On lui offrait le job de ses rêves, je ne voulais pas être celle qui le freinerait», raconte l’ex-épouse dévouée.

Avec leur petite fille, ils posent leurs cartons dans un luxueux appartement du Kirchberg, pris en charge par l’entreprise. Sabrina remet alors l’idée de prendre un travail sur la table, mais il coupe court : «Ton rôle c’est d’être mère.»

Une grande précarité derrière la façade ultra-privilégiée

À bout, constamment rabaissée, elle est également soigneusement tenue à l’écart des finances : «J’ai beaucoup de mal avec les services en ligne. Il disait qu’il m’apprendrait, mais ne l’a jamais fait.» Elle pense au divorce, tout en réalisant d’un coup la précarité de sa situation, derrière la façade ultra-privilégiée.

Car à cette époque, Maître Nsan-Nwet souligne que Monsieur s’enrichit beaucoup et rapidement, avec des revenus professionnels dépassant les 20 000 euros mensuels, des biens et un portefeuille d’actions. «On a pu établir des transferts d’argent à l’étranger dont on perd ensuite la trace», indique-t-elle. «Bien sûr, il n’a jamais informé Sabrina puisque, mariés sous le régime de la communauté, elle pouvait prétendre à la moitié de ce patrimoine.»

«Il a vidé les comptes»

Au moment du confinement, le couple vole en éclats : «J’ai compris qu’il me mentait depuis toujours. Mon état d’esprit avait changé, il n’avait plus le dessus», raconte Sabrina. Un moment extrêmement critique, se rappelle son avocate, qui a craint pour la vie de sa cliente : «Il la harcelait, traquait ses déplacements, le contenu de son téléphone, et a fini par l’agresser physiquement. Elle devait fuir d’urgence.»

Alors qu’elle souhaitait retrouver un emploi, son ex-mari l’a culpabilisée, la réduisant à son rôle de mère. (Photo: Tania Feller)

Une séparation brutale qui la laisse sans ressources ni logement : «Il a vidé les comptes et m’a asphyxiée financièrement.» Elle voit sa vie s’effondrer comme un château de cartes : «J’ai absolument tout perdu, y compris ma fille, vu que je n’avais ni travail ni maison», lance cette maman au cœur meurtri, qui trouvera finalement refuge dans une colocation, grâce à l’aide d’une association.

«Je me rappelle qu’en posant mes valises dans cette petite chambre, j’ai compris que j’avais gagné ma liberté», déclare-t-elle, encore dans l’émotion du moment.

Une aide financière provisoire

Le début d’un autre combat, devant la justice celui-là, pour récupérer son droit de garde et contraindre son ex-mari à lui verser une aide financière provisoire, de quoi tenir jusqu’à décrocher un emploi, et bâtir de nouvelles bases. Ce que le juge lui a accordé.

Elle a choisi de rester au Grand-Duché, où elle s’est fait des amis, et vient de boucler les démarches pour faire reconnaître son statut de travailleur handicapé, étape indispensable vers un prochain contrat de travail.

Sa fille est partie vivre en France avec son père, mais elle la voit régulièrement : «On a traversé une période compliquée car il se sert d’elle pour m’atteindre moi. Mais en grandissant, elle comprend et on se rapproche», confie Sabrina.

*prénom d’emprunt