Entre dysfonctionnement et frais judiciaires, et malgré la condamnation de son ex-mari pour violences, le parcours douloureux d’Esperance se poursuit.
Mariée pendant trois ans à un homme qui lui a fait subir des violences, actes pour lesquels il a été condamné à deux ans de prison, Esperance* vit depuis le mois de juin à nouveau dans la peur. Après huit mois d’enfermement, son ex-mari a été autorisé à intégrer le centre semi-ouvert de Givenich et travaille à Luxembourg pendant la journée.
Pour se sentir en sécurité et se protéger d’éventuelles représailles, elle a demandé une injonction d’éloignement à son encontre, en vain. Non seulement elle a été déboutée de sa demande, mais en plus, elle a été condamnée à verser 300 euros de dommages et intérêts à son ex-mari. Une situation à laquelle elle tente de faire face en interpellant ministres et partis politiques sur la «victimisation secondaire».
Vous avez contacté à plusieurs reprises le gouvernement pour l’alerter sur le phénomène de victimisation secondaire. Qu’attendez-vous de sa part ?
Esperance : En tant qu’assistante sociale spécialisée dans la violence de genre et désormais par mon vécu en tant que victime de violences domestiques et psychologiques, je souhaiterais voir évoluer les mentalités et l’application de la loi. Il n’est pas normal que les victimes se sentent abandonnées par tout un système censé les protéger quand elles osent rompre le silence et parler de ce qu’elles subissent. Elles perdent souvent beaucoup d’argent dans les batailles judiciaires, quand elles ne sont pas traitées de folles ou d’hystériques. Tout cela provoque une souffrance supplémentaire.
C’est ce que vous ressentez vous aussi ?
Oui et je suis choquée, attristée et déçue par le système. Lorsque mon ex-mari a été placé en détention, j’ai alors éprouvé une liberté indicible, un soulagement que je ne peux même pas décrire. Deux jours après son incarcération, je reçois un coup de fil du tribunal me disant que parce qu’il a reçu son jugement dans la mauvaise langue, il sera probablement libéré. Là, j’étais dans tous mes états, bien sûr. Mais j’ai trouvé une plainte ancienne pour laquelle il avait refusé un traducteur, je l’envoie au tribunal et là, on m’a dit que j’avais mal compris… J’ai eu l’impression de me retrouver à nouveau confrontée à du gaslighting (NDLR : une manipulation psychologique utilisée par les abuseurs pour faire douter leur victime et ainsi la déstabiliser.) Mais ce n’est pas le pire.
Qu’est-ce qui est pire ?
Les dysfonctionnements de la justice. J’avais demandé à être prévenue du jour où mon ex-mari serait libéré. Or en juin, je me promène et, choquée, je pense l’apercevoir. Je téléphone alors au service d’exécution des peines qui me confirme sa mise en semi-liberté et que me dit-on? « N’allez pas le provoquer. » Ça signifie que si je « provoquais », je mériterais de subir des violences physiques? Ils m’ont dit aussi de ne plus traîner là-bas si je pensais qu’il y travaillait! Mais ça veut dire que je n’ai pas à me trouver au Luxembourg, parce qu’il pourrait être partout! Je dois donc rester enfermée chez moi par peur? Et pendant ce temps, la convention d’Istanbul ratifiée par le Grand-Duché dit clairement que les droits des victimes sont supérieurs à ceux des auteurs.
Ce que j’ai construit en 25 ans, mon ex-mari l’a détruit
Vous avez alors déposé une injonction d’éloignement, mais c’est vous qui avez été condamnée…
Oui. En juillet, j’ai demandé au tribunal d’arrondissement de Luxembourg que mon ex-mari ne puisse pas s’approcher de moi à moins de 50 m, ni de mon lieu de travail, ni vivre dans mon quartier. Et une indemnité de procédure de 1 000 euros pour couvrir une partie des frais d’avocat. J’ai expliqué que depuis qu’il était en semi-liberté, son courrier arrivait à nouveau chez moi et que le mien avait commencé à disparaître. Et j’ai dit que j’avais retrouvé des rayures sur ma voiture, même si je n’avais pas la preuve de qui avait pu les faire. Mais la juge ne m’a pas entendue. Je n’ai pas obtenu l’ordonnance d’éloignement et j’ai été condamnée à verser 300 euros à la partie adverse pour procédure abusive et vexatoire, mes allégations n’ayant pas été étayées par des preuves. Je me sens livrée en pâture à mon ex-mari. Quand on sait qu’il est dans le déni et que les abuseurs qui ont ce type de comportement présentent le plus de risque de récidive…
Vous avez l’impression d’avoir été abandonnée ?
Je souffre de stress post-traumatique et j’ai des pensées suicidaires. Ce que j’ai construit en 25 ans, mon ex-mari l’a détruit en trois ans. Avant de demander l’interdiction d’approcher, j’avais déjà déboursé 17 000 euros de frais d’avocat pour la prolongation de l’expulsion, le divorce et la partie civile. Et maintenant que j’ai demandé l’interdiction d’approcher, j’en suis à 25 000 euros. Je dois aussi payer les dégâts qu’il a occasionnés, dans le logement que je loue, lors de ses épisodes de rage. Il y en a pour près de 40 000 euros… Je trouve cela honteux que les victimes doivent payer les frais encourus pour se protéger. La violence économique n’est pas reconnue ici au Luxembourg. Pourtant, c’est l’un des outils des abuseurs pour contrôler leur victime. Le gouvernement dit qu’il faut « oser dire », mais à quel prix…
Votre ex-mari ne doit-il pas vous dédommager ?
Il est censé me verser 25 000 euros pour les dommages et intérêts. Pour l’instant, je n’ai même pas reçu 1 000 euros. J’ai demandé qu’il ait des retenues sur salaire, j’attends la réponse. Nous sommes convoqués en octobre seulement auprès du tribunal pour voir si les saisies vont être accordées ou non. Pendant tout ce temps-là, il n’a pas besoin de payer. Quand je pense à tout ça, ça me donne envie de pleurer et de tout abandonner.
*Le prénom a été modifié
Jointe par téléphone, Maryse Fisch, premier conseiller de gouvernement au ministère de l’Égalité entre les femmes et les hommes (MEGA), est revenue sur le parcours d’Esperance, qui l’a contactée à plusieurs reprises. Mais «en tant que fonctionnaire, je ne sais pas quoi faire d’autre que l’aiguiller vers des associations d’aide aux victimes» étatiques ou non, explique-t-elle.
«Je lui ai dit que son cas serait discuté à la prochaine réunion du comité de coopération entre les professionnels dans le domaine de la lutte contre la violence.» Le fait qu’Esperance n’ait pas été alertée que son ex-mari était passé en régime de semi-liberté sera bien sûr évoqué. La stratégie élaborée pour lutter contre les violences est régulièrement évaluée afin d’être améliorée.
«Nous avons l’un des meilleurs cadres en Europe contre les violences domestiques», assure encore Maryse Fisch, qui nuance toutefois à propos de la prise en charge des abuseurs. Alors qu’ils sont censés obligatoirement être suivis psychologiquement au Riicht Eraus, dans les faits, aucune sanction n’est prise s’ils ne se présentent pas.
C’est vraiment dégoûtant, surtout qu’un haut fonctionnaire affirme être impuissant. Mais qu’est-ce que notre gouvernement attend? Il y a à peine un an, à l’occasion de la découverte du corps sans vie de Diana, le journal Contacto écrivait: Combien de femmes doivent encore mourir? Nous sommes dans le déni dans le déni de la violence faite aux femmes.