Les critiques se poursuivent autour de la future usine de yaourt Fage. Annoncée en 2016, l’usine ne devrait pas être opérationnelle avant 2022.
Jamais du yaourt n’aura fait couler autant d’encre. La société Fage, producteur grec de yaourt, est sous le feu des projecteurs et semble devenir le symbole d’une stratégie industrielle d’hier.
Retour en arrière. Après avoir ouvert des bureaux au Luxembourg en 2012, le groupe Fage – fondé en Grèce en 1926 – a annoncé au cœur de l’été 2016 vouloir y implanter une usine de yaourt. Située entre Bettembourg et Dudelange, au sein de la zone industrielle nationale «Wolser», l’usine devait permettre la création d’une centaine d’emplois afin de produire 80 000 tonnes de yaourt par an en plus d’un investissement à hauteur de 100 millions d’euros. Une annonce qui avait ravi le ministre de l’Économie de l’époque, Étienne Schneider, qui enchaînait les annonces de ce type, comme l’investissement de 350 millions d’euros de DuPont de Nemours à Contern ou encore celui de 61 millions d’euros d’Euro-Composites à Echternach.
L’arrivée d’un nouvel acteur économique avec une telle substance ne pouvait être qu’une bonne nouvelle. Quatre ans plus tard, il n’y a toujours pas d’usine ni de salariés, mais un grand nombre de critiques et d’interrogations.
Très vite, des interrogations se sont portées sur la durabilité et l’impact d’une telle implantation sur l’environnement.
Un risque pour l’Alzette
Premier point d’accroche, le terrain. Fage a négocié avec l’État luxembourgeois l’achat d’un terrain de 15 hectares dans la zone industrielle nationale «Wolser» pour un montant de 30 millions d’euros. Les députés, dont Josée Lorsché, également première échevine à Bettembourg, se sont intéressés à cette pratique visiblement assez rare. Après plusieurs échanges entre les députés et le gouvernement sur la question, on constate qu’une telle pratique n’a été utilisée que cinq fois depuis plus de trente ans : en 1979 pour la société Worldrubber S.A., en 1980 pour la société Unitrans S.A., en 2001 pour la société GE Fanuc Automation Europe S.A., en 2011 pour la société Procap Wiltz S.A. et en 2017 pour la société FAGE International S.A.
Dans une récente réponse à une question parlementaire de Josée Lorsché, l’actuel ministre de l’Économie, Franz Fayot, a tout de même souligné que l’État a «prévu un droit de préemption au cas où la société Fage souhaiterait un jour céder son terrain industriel situé dans la ZAE (zone d’activité économique) nationale Wolser». Une réponse se voulant rassurante pour tous ceux craignant une opération de spéculation foncière de la société de yaourt. Autre point d’accroche, celui de l’environnement. Là encore, des inquiétudes autour de la consommation d’eau et du rejet des eaux usées dans l’Alzette font craindre le pire.
Une usine comme celle rêvée par Fage aura besoin d’environ 2 500 m3 d’eau quotidiennement. Pour se faire une idée, cela correspond à deux fois la consommation d’eau journalière d’une ville comme Bettembourg. Autre inquiétude, le rejet des eaux usées. Ces eaux, qui devront être filtrées par une station d’épuration (via la station d’épuration d’Eschdorf qui doit voir le jour en 2021) seront rejetées dans l’Alzette. Une telle quantité pourrait, selon la structure intercommunale Contrat de rivière du bassin supérieur de l’Alzette, modifier le biotope de la rivière et même l’étouffer.
Récemment, la commune de Bettembourg a souligné dans un avis de nombreuses critiques, notamment sur le peu d’intérêt et de retour au niveau régional d’un tel projet. Du côté de la commune de Dudelange, qui a également publié un avis, on s’attache davantage à considérer la création d’une centaine d’emplois comme un atout majeur du projet.
Dernier point d’accroche et beaucoup plus récent, le financement de travaux publics afin de permettre un tel projet.
En effet, Josée Lorsché, encore, a interrogé le ministre Franz Fayot sur le financement par le contribuable de travaux pour un canal de drainage entre l’éventuelle usine et l’Alzette, facilitant l’arrivée de Fage. Le ministre de l’Économie n’a rien caché et a affirmé que son ministère «gère et aménage les ZAE nationales en supportant les coûts de la viabilisation afin de rendre les terrains constructibles pour les mettre ensuite à la disposition des entreprises». Autrement dit, c’est à l’État de supporter les coûts pour la route, le réseau d’énergie et les réseaux d’évacuations Coût de l’opération : 1,2 million d’euros. Mais le ministre a tout de même souligné que ce type de travaux n’est pas uniquement fait dans le cadre de l’arrivée de Fage, mais pour l’ensemble des terrains de la zone.
Encore un long chemin à parcourir
L’histoire ne devrait pas s’arrêter là puisque la Cour des comptes enquête sur les conditions de l’acquisition du terrain par Fage. La société devra également prochainement répondre aux interrogations des habitants de Bettembourg et de Dudelange, puis avoir l’aval des deux communes et, enfin, celui des ministres de l’Économie et de l’Environnement. De plus, la station d’épuration ne sera pas prête avant 2021. Autrement dit, le yaourt ne coulera pas à flots avant 2022.
D’ici là, bien des choses peuvent se passer et venir encore troubler un peu plus les différents intervenants dans ce dossier. Encore cette semaine, Paperjam a révélé que Fage avait dépensé, depuis 2012, plus de 53 millions d’euros en consultance pour son développement international via deux sàrl luxembourgeoises qui n’ont jamais employé personne depuis leur immatriculation au Luxembourg.
Force est de constater la résilience de Fage, qui ne semble pas avoir baissé les bras face aux nombreuses critiques et surtout face au temps nécessaire pour implanter un tel projet qui, si tout va bien, ne verra le jour qu’en 2022. De plus, avec la crise sanitaire, la population et les politiques ne voudront peut-être plus de ce style de projet dans ce fameux «monde d’après» la pandémie.
Jeremy Zabatta