Invités à Luxembourg par la Fondation Partage et l’ONG Fairtrade Lëtzebuerg, Henri Poulain et Lili Fernandez ont présenté jeudi leur film consacré aux conditions de vie déplorables des travailleurs de données pour l’IA, Les Sacrifiés de l’IA.
Tendance et abordée sous tous les angles, l’intelligence artificielle semble vouée à devenir indispensable dans un futur proche. Mais à quel prix? Voilà la question à laquelle ont tenté de répondre Henri Poulain et Lili Fernandez, le réalisateur et la coautrice d’un film documentaire au titre évocateur : Les Sacrifiés de l’IA.
Ils étaient invités dans la capitale hier par l’ONG Fairtrade Lëtzebuerg et la Fondation Partage en vue d’une soirée ciné-débat sur leur œuvre sortie en février dernier en France. «Au même moment, en février, il y avait à Paris un sommet sur l’intelligence artificielle durant lequel il y a eu plein de conférences, sans parler du coût pour autant. Même dans la presse, on n’interroge jamais les conditions de production», constate, amer, Henri Poulain.
Afin de lever le voile sur le prix à payer, le duo a décidé de mettre la lumière sur les travailleurs de données (data workers). Aussi appelés les travailleurs du clic, ils participent à l’amélioration du rendement des IA génératives et étaient entre 150 et 430 millions dans le monde en 2023, d’après la Banque mondiale. «Un rapport de Google qui a fuité s’attend à un bassin d’un milliard de personnes dans les années à venir. C’est hallucinant, alors que, paradoxalement, ils sont invisibles.»
«Dix ans de prison s’ils parlent»
Au cours du film de 1 h 15, Henri Poulain et Lili Fernandez racontent le quotidien de ces millions de personnes travaillant en Afrique, en Asie du Sud ou en Amérique latine pour des centres de donnés européens ou américains. «Nous nous sommes basés sur le travail d’une dizaine d’universitaires. Il n’était pas dur de trouver des travailleurs, car ils sont en masse sur Facebook ou Linkedin», raconte la coautrice. «Par contre, c’est très dur de leur parler.»
Pour cause, les contrats des travailleurs de données contiennent généralement une clause de silence leur interdisant de parler de leur travail à leurs proches ou de fonder des syndicats. «Au Kenya, à Nairobi, ils risquent même dix ans de prison s’ils parlent.»
Ce sont leurs conditions de travail que les géants de la tech s’efforcent de garder secrètes. «D’après notre étude sur OpenAI ou ChatGPT, les travailleurs doivent entraîner l’IA à ne pas produire de contenu toxique. Pour cela, on envoie à ces travailleurs du contenu violent, illégal, toxique, choquant afin qu’ils les annotent, interdisant ainsi à l’IA d’en reproduire.»
Cela exposerait rapidement ces petites mains de l’IA à des traumatismes, qui mènent à des dépressions, des suicides, voire des meurtres, le tout pour un salaire dérisoire. «On estime qu’ils sont payés un dollar de l’heure en moyenne. C’est juste en dessous du minimum vital. Cela les maintient dans la précarité et les obligent donc à garder ce travail», déplore le réalisateur. Ce dernier les compare à des mineurs, les données étant leur charbon, le centre de données, leur mine et l’IA, une locomotive.
S’interroger sur l’IA de demain
Au Kenya, où les auteurs ont passé 15 jours, les travailleurs seraient lucides quant à leur statut de victimes, certains parlant même de «colonialisme digital». Ailleurs, la conscience serait à géométrie variable, puisque certains employés ne considèrent pas cela comme un vrai travail, «comme pour les premiers livreurs Uber Eats, ce qui contribue à leur effacement».
Que faire alors en tant que citoyen après avoir découvert cette face cachée? «On ne fait pas cela pour dire d’être pour ou contre. Comme je ne peux pas dire à ma nièce, qui utilise l’IA, qu’elle est la cause du problème», répond Henri Poulain. Les Sacrifiés de l’IA cherche plutôt à s’interroger sur les solutions. «On peut déjà faire de l’IA avec moins de donnés et en faire une question politique afin de payer les travailleurs décemment et limiter l’impact environnemental.»
Bien que le réalisateur loue l’apport de l’IA spécialisée en médecine par exemple, il critique ouvertement «la compétition sans limite des IA génératives à créer du contenu, une impasse». Après des mois d’étude, il qualifie également de mythe le courant «accélérationnisme» qui, en substance, prône le développement d’une intelligence artificielle placée au-dessus de l’être humain.
Reste à voir si ce message sera entendu au Grand-Duché, où 34 % des entrepreneurs considèrent l’IA comme très importante pour leur activité, selon un rapport du Global Entrepreneurship Monitor (GEM) paru hier. En Europe, la moyenne est de 22,3 %, ce qui place le pays en tête du classement.