Comment vont les travailleurs sociaux? Eux qui doivent aller bien pour pouvoir aider une population au sein de laquelle les inégalités se creusent de plus en plus. Reportage.
«On est à la limite.» Censés aider les usagers en leur donnant accès aux prestations et en les orientant vers d’autres services spécialisés, les travailleurs sociaux de l’office social de la Ville de Luxembourg que nous avons rencontrés dressent tous le même constat : les demandes de la population augmentent, les situations se complexifient et parfois, même si leurs effectifs ont augmenté, le nombre d’employés pour faire face est un peu juste.
Le personnel en première ligne décrit des relations parfois tendues avec des usagers plus «revendicatifs», voire agressifs. La faute à une relation qui se fait davantage à distance, par téléphone ou en ligne depuis plusieurs années? Cela peut engendrer la frustration d’un public qui a pourtant besoin de contact pour avancer, suppose une assistante sociale qui souhaite, comme ses collègues, garder l’anonymat. Mais la faute aussi, sans aucun doute, au manque de solutions, principalement concernant le logement. «Pour nous, répéter tout le temps « je ne peux pas vous aider », c’est le pire. On peut les orienter, bien sûr, faire une demande pour un logement abordable… mais il y a des listes d’attente de 5 à 10 ans. Or ils sont dans l’urgence maintenant.»
Les travailleuses sociales décrivent aussi une impression de «ne jamais voir la pile diminuer». Dès qu’un dossier est clôturé, plusieurs autres arrivent, souvent complexes parce qu’ils mêlent difficultés financières, problèmes de santé, isolement social et parfois violences. Même lorsqu’une aide concrète est accordée, elles ont le sentiment de ne traiter qu’une partie du problème, ce qui renforce encore l’impression de ne jamais aller «au bout» de l’accompagnement.
Une forte souffrance psychique
L’une d’entre elles souligne aussi l’augmentation des usagers avec des problèmes psychiatriques : «Nos « clients » peuvent être en dépression, mais certains ont aussi des psychoses. Ils ne sont pas suivis par le secteur médical. Et nous, nous n’avons pas une formation adaptée, nous sommes une aide sociale, pas psychologique. C’est vraiment difficile à gérer parfois.» Là aussi, la question du manque de logements pèse : «Ça influence toute la vie professionnelle, la santé mentale», assure-t-elle. Les personnes qui vivent dans des foyers ou des logements insalubres lui confient que leurs problèmes psychologiques «sont venus ou ont empiré depuis qu’ils sont ici».
À ce sentiment d’impuissance, ajoutez la multitude de «paperasse» à faire, les réunions auxquelles il faut assister, les nouvelles directives à mettre en place… et l’on comprend mieux pourquoi cette profession a obtenu de tels résultats dans le dernier Quality of Work Index de la Chambre des salariés (lire encadré). Dans le secteur «santé humaine et action sociale», la souffrance psychique est indiquée élevée (31% des répondants). Les troubles du sommeil y sont surreprésentés et 19% déclarent avoir recouru à une aide thérapeutique en raison de situations difficiles au travail.
Une vocation qui use
Pour Ben Soisson (OGBL), la situation est paradoxale. La profession est «bien protégée» sur le papier avec une bonne convention collective et des salaires attractifs, mais «les équipes sont très fatiguées, il y a beaucoup de burn-out». La pénurie de main-d’œuvre du secteur complique encore la donne. «Les gens tombent malades, les autres doivent reprendre leur travail, c’est un cercle vicieux», explique-t-il. Et d’assurer : le secteur fonctionne encore parce que «les travailleurs sociaux sont prêts à donner plus». Difficilement tenable.
D’autant que pas la peine d’être un travailleur social en première ligne pour ressentir ce malaise. Ceux en deuxième ligne, comme à la Ligue médico-sociale, et bien que la charge soit davantage régulée, sont aussi sous pression. «On est un peu tués par la masse» avec les listes d’attente, constate une assistante d’hygiène sociale. Au fil du temps, les situations se sont durcies. Les équipes doivent composer avec les barrières de la langue, l’analphabétisme, le surendettement. Elles passent du temps aussi à «traduire» des démarches et des pages sur MyGuichet incomprises, ce qui complique la prise en charge.
Des solutions existent
«C’est bien connu que le travail social peut rendre malade à terme. Les supérieurs hiérarchiques le savent», intervient Monique Lesch-Rodesch, de la direction administrative de la Ligue. «Il faut agir sur la formation continue, l’intravision, la supervision, la discussion de cas… C’est important de pouvoir parler avec un collègue ou avec plusieurs collègues et de ne pas laisser seul quelqu’un qui vit avec une problématique.»
La chargée du Comité national de défense sociale (qui gère entre autres l’Abrigado ou le Néi Aarbecht), Claudia Allar, ne le dit pas autrement et décrit des réponses très concrètes à apporter à ses équipes. Il est important de planifier les services selon les effectifs. Mais aussi de former le personnel aux addictions, aux traumas et à avoir des réactions professionnelles face à certaines insultes ou comportements déplacés. Elle veille à ce que soit organisée l’intégration des nouveaux arrivants et des rituels comme des briefs et des débriefs. Elle insiste enfin sur la supervision, qui doit être à la fois externe et régulière. Une règle résume son management : «Le temps libre doit être le temps libre», dit-elle, expliquant qu’elle n’appelle pas pour remplacer en cas de maladie. Dans un travail émotionnellement chargé, cette frontière est posée comme non négociable.
Selon le dernier Quality of Work Index 2024 de la Chambre des salariés, la moitié des salariés au Luxembourg présentent une souffrance psychique accrue ou élevée. Leur sommeil présente des troubles importants pour 26% d’entre eux, 69% des troubles faibles ou moyens. Seuls 5% des salariés dorment sans aucun problème.
Dans le secteur «santé humaine et action sociale», auquel appartiennent les travailleurs sociaux, les indicateurs sont systématiquement plus mauvais que la moyenne. Le taux de souffrance psychique élevée atteint 31%, le plus élevé de tous les domaines passés au crible par la Chambre des salariés. Idem pour les problèmes de sommeil déclarés (35%).
La consommation de médicaments sans raison médicale y est aussi plus fréquente : 10,4% des salariés concernés, contre 5% en moyenne. Ce secteur enregistre aussi la plus grande proportion de salariés ayant recouru à des offres thérapeutiques en raison de situations difficiles sur leur lieu de travail (19% contre une moyenne de 12%). Les jours d’absence pour maladie y atteignent 7,9 jours contre 5,3 jours en moyenne, auxquels s’ajoutent 12 jours par an où les salariés se sentent malades.