Charles-Ferdinand Nothomb, vice-président du Cercle européen Pierre-Werner, commente pour Le Quotidien les pistes d’un espace transfrontalier plus cohérent après la crise.
Lors de la première vague du Covid-19, nous interrogions Mathieu Klein, alors candidat à la mairie de Nancy, sur la nécessaire refonte de la relation transfrontalière à l’aune des fractures révélées par le virus.
Avec cette deuxième vague, c’est au tour de Charles-Ferdinand Nothomb, vice-président du Cercle européen Pierre-Werner, laboratoire d’idées de poids en Grande Région, de nous éclairer. Cette figure politique belge fut notamment ministre de l’intérieur dans les années 1980 et président de la Chambre des représentants dans les années 90.
Perception de l’espace transfrontalier entre la Belgique et le Luxembourg
Charles-Ferdinand Nothomb : «Le Grand-Duché de Luxembourg a confirmé au fil des années son rôle de capitale européenne et de locomotive économique de la Grande Région, permettant aux régions voisines de stabiliser voire de développer leur population et à leurs citoyens de trouver des emplois bien rémunérés (donc réduire le chômage ou l’exode des populations). Nos voisins font appel depuis 45 ans à une main-d’œuvre frontalière de plus en plus importante. En 1975 : 17 800 frontaliers belges, français et allemands confondus. En 2020 : 206 000 frontaliers (dont 48 000 Belges), soit près de 12 fois plus en 45 ans.
Les experts évaluent l’appel à une main-d’œuvre frontalière supplémentaire à environ 70 000 nouveaux frontaliers d’ici 2030 (dont environ 20 000 Belges). L’ensemble de l’espace économique du Luxembourg est donc devant des défis stratégiques impliquant les régions frontalières voisines à tous les niveaux : emploi, formation, services publics, logement, recherche, secteur tertiaire.
Il est maintenant urgent de prévoir et préparer les défis de cette expansion tous ensemble et en bonne harmonie avec tous les territoires concernés. Je ne pense pas ici seulement à la question du statut fiscal et social des travailleurs frontaliers afin d’éviter toute concurrence entre les territoires (entre les bassins de vie frontaliers). Mais aussi aux législations nationales qu’il faut adapter (harmonisation des règles pour le télétravail, pour le chômage, par exemple) ainsi qu’aux services publics (mobilité, logement…), et au-delà à l’organisation en commun du territoire partagé.»
Qui peut répondre concrètement à ces défis pour avancer ?
«Précédant les négociations entre États, appelées ou réclamées par la société civile dans ses diverses dimensions, c’est le secteur privé qui doit prendre et a pris l’initiative.
Car le point de départ, et le moteur de la relation, est l’économie. Les entreprises sont le point d’attache de cette réflexion, elles ont la connaissance de l’économie réelle et de ses perspectives, elles ont des relations libres avec les gouvernements. L’intérêt du secteur privé pour cette prospective a été affirmé par certaines déclarations de ses dirigeants. Cet intérêt a pris diverses dimensions, dont une étude de la Fondation Idea de la Chambre de commerce (document n° 13 de novembre 2019).»
Quelles pistes pour réorganiser un espace transfrontalier plus cohérent ?
«Je vois deux lignes fortes. Tout d’abord, il faudrait une nouvelle consultation informelle autour de l’étude du think tank Idea, permettant à celui-ci de formuler un nouveau texte pour 2021 et de choisir entre les trois dimensions territoriales proposées pour la concertation en fonction de la proportion de frontaliers dans l’emploi.
Ce nouveau document devrait alors être soumis aux autres organismes du secteur privé luxembourgeois et au sein du Conseil économique et social (CES). Ce document serait ensuite transmis pour information au gouvernement luxembourgeois qui pourrait reprendre l’initiative, ou simplement faire ses observations sur l’étude du think tank en l’encourageant à continuer.
Ensuite seulement pourraient s’engager une ou des conversations au-delà des frontières. Cette méthode aurait l’avantage de ne pas engager avant terme une négociation interinstitutionnelle ou entre États, et de laisser l’initiative au Grand-Duché. L’autre ligne forte est plus orientée sur la Belgique : il faut utiliser la nouvelle coopération entre pouvoirs publics offerte par les accords Benelux sur le GBCT (Groupement Benelux de coopération territoriale, une structure juridique reconnue au 1er janvier 2019 par les États du Benelux).»
Quels sont les blocages les plus forts à surmonter ?
«Une certaine expérience géopolitique nous indique les pistes légitimes, mais pas toutes pertinentes… essayons. La première est la négociation interne entre le secteur privé et chaque État pour formuler des objectifs à négocier. La deuxième est la négociation directe entre États, sur suggestions demandées et pressions du secteur privé. La troisième est la négociation multilatérale qui multiplie les difficultés de la première. La quatrième est la concertation en Grande Région, qui concerne des territoires trop larges, pour lesquels la problématique ne concerne que des sous-régions périphériques ou des territoires sans administration ni organes de concertation existants. La cinquième serait de chercher le dialogue avec des organes politiques et des administrations encore à créer. La sixième est de chercher la coordination dans des ensembles où le gouvernement du Grand-Duché, qui détient les clés de la réussite, serait minorisé dans le territoire choisi pour la concertation et l’expérience.
Ces six pistes sont malheureusement lentes et compliquées à mettre en place. On en revient donc à la piste la plus ouverte – ou la moins fermée : d’abord la consultation ouverte entre le secteur privé (économique d’abord, social et culturel ensuite) du Grand-Duché et le gouvernement du Grand-Duché. Ensuite avec le secteur privé d’entités plus petites que le Grand-Duché mais aptes aux concertations régionales et interrégionales multiniveaux.»
Propos recueillis par Hubert Gamelon