«Entre mondes», voilà le leitmotiv de la prochaine saison du Théâtre national du Luxembourg (TNL), forcément d’actualité en cette sortie de crise sanitaire et attendant encore que l’on entre dans le «monde d’après». Les pièces qui y seront présentées questionneront ainsi le langage, l’art ou encore la société, tout en conviant les auteurs renommés et les noms les plus prestigieux du théâtre luxembourgeois.
L’image qui illustre la nouvelle saison du TNL laisse présager un véritable goût de science-fiction. Pour symboliser la saison, c’est la présence chimérique de la comédienne slovène Agata Tomšič qui a été choisie, une bande bleue peinte autour des yeux et des gants argentés recouvrant ses mains, quelque part entre une sculpture futuriste et une héroïne d’Enki Bilal. L’image est tirée de la pièce Confini («frontières», en français), créée par la compagnie italienne ErosAntEros aux côtés du dramaturge luxembourgeois Ian De Toffoli, qui en a signé le texte. Une coproduction du TNL qui, à travers la science-fiction, a pour ambition de revenir aux origines de l’Union européenne, d’en raconter les enjeux migratoires, économiques et écologiques et d’entrevoir son futur. L’allégorie répond aussi au thème qui sert de ligne directrice à cette nouvelle saison : «Entre mondes».
Ce matin, Frank Hoffmann rappelait, si le besoin s’en faisait encore ressentir, que nous sortons d’une période qui a autant inspiré l’angoisse et l’insécurité que le rêve et l’optimisme. «Voilà la perspective de la saison», affirmait le directeur du TNL. Confini est un concentré de ce que le théâtre veut raconter sur notre époque, notre rapport au monde, à la société, à la culture. En présentant une troupe de comédiens d’expression différente, chacun jouant dans sa langue – sur scène, on n’en parle pas moins de cinq : le français, l’allemand, le luxembourgeois, l’italien et l’anglais –, la pièce mélange les possibilités scéniques, teste les limites de la réalité et de la fiction, et passe d’un genre à l’autre. Cet «entre mondes», avec ses spécificités linguistiques, c’est aussi celui des pièces O começo perdido : Mixtape #1, de Pedro Martins Meja, qui ouvrira la saison théâtrale du TNL le 9 octobre, de Under the Sun/Ënnert der Sonn, de l’auteure en résidence Elise Schmit (première le 24 novembre) ou encore de La Conférence des absents, du collectif Rimini Protokoll, qui sera jouée pour trois représentations du 29 novembre au 1er décembre, chacune dans une langue différente (allemand, français et anglais).
Confrontation des arts
Avec « Kunst », le texte génial de Yasmina Reza «Art», que Frank Hoffmann transpose en allemand dans sa mise en scène (du 17 au 19 mars 2022), le TNL propose une autre expérience «entre mondes». En effet, on quitte le cadre ordinaire du théâtre pour investir le Mudam, où sera jouée la pièce qui confronte, avec humour, les points de vue radicalement opposés sur l’art contemporain, jusqu’au délitement des dynamiques d’amitié entre les protagonistes. En accueillant la pièce, le musée participe ainsi aux côtés du TNL à cette exploration d’un univers hors de tout conformisme, où la langue – française dans le texte d’origine, allemande ici – et le langage – l’art – se répondent ou s’entrechoquent, à la manière des comédiens qui seront eux-mêmes abandonnés dans le purgatoire de la pièce, entre un texte hautement théâtral et un décor muséal «naturel». De retour dans l’enceinte du TNL, la «zone de transit» traversant les genres et les domaines décrite par Frank Hoffmann continue d’exister, par exemple avec Parasite (du 2 au 4 juin 2022), où le théâtre rencontre la danse pour un spectacle définitivement acrobatique, où la voltige est corporelle, textuelle et même philosophique. Il y aura aussi la rencontre entre théâtre, poésie et musique avec Victor Hugo – Quo Vadis Europa ? (les 18 et 19 novembre), où le trio Cénacle célèbrera l’occasion des 150 ans du voyage de l’écrivain à Vianden, ou encore la transformation du TNL en boîte de jazz pour une nuit avec Michel Reis, le 30 avril 2022.
D’autres temps forts viendront égayer la saison. Eichmann (du 19 au 28 janvier 2022), autre exercice de jonglage entre deux langues (français et allemand), racontera le procès de l’architecte de la «solution finale» et organisateur des «marches de la mort». La pièce est coécrite et co-mise en scène par Gilles Guelblum et Serge Wolfsperger; ce dernier expliquait sur la scène du TNL que le «projet de faire une pièce autour de la Shoah remonte à 2010, quand (il) habitai(t) à Paris». Les deux auteurs ont eu le déclic après leur rencontre avec un rescapé d’Auschwitz, et l’écriture s’est matérialisée «il y a deux ans». «Nous avons décidé de partir sur le point de vue du procès d’Eichmann», a poursuivi Serge Wolfsperger, pour un travail de «recherche sur la question de la responsabilité» en explorant, sous la forme d’un «collage mémoriel», la «figure ambiguë et controversée» d’un homme qui s’est considéré, dès le début de son procès, non coupable.
Voyage dans la francophonie
On notera aussi les représentations du Testament de Marie (du 11 au 17 décembre), de l’Irlandais Colm Tóibín, monologue joué par Valérie Bodson et dont le metteur en scène, Frank Feiter, rappelle qu’il fit «scandale lors de sa création, à Broadway en 2012, chahutée par des évangélistes». Ou encore de Chanson douce (première le 25 février 2022), coproduite entre le TNL et le TOL et mise en scène par Véronique Fauconnet d’après l’adaptation, par Pauline Bayle, du roman de Leïla Slimani, prix Goncourt 2016. La pièce sera l’un des événements du Mois de la francophonie, dont l’ambassadrice est… Leïla Slimani.
Enfin, on notera Les Chaises (première le 29 mars 2022) d’Eugène Ionesco, mis en scène par son grand spécialiste théâtral, le Roumain Gábor Tompa, et Combats et métamorphoses d’une femme (première le 11 juin 2022), deuxième texte pour le théâtre du romancier Édouard Louis, d’après son roman homonyme sorti plus tôt cette année. C’est la deuxième fois que le metteur en scène et comédien Stanislas Nordey vient au TNL avec un texte tiré d’Édouard Louis, après Qui a tué mon père ?, en 2019. Nordey «tenait absolument à revenir jouer au TNL pour cette pièce, tant il a été marqué par sa précédente expérience», affirmait Frank Hoffmann. Peut-être parce que l’artiste a lui aussi senti que sur la scène du TNL, et face à son public, on atterrit entre deux mondes…
Valentin Maniglia