Voilà dix-huit ans que sa compagnie T-âtre parcourt les routes et part à la rencontre du public à bord de son camion-chapiteau, comme cette semaine à Luxembourg. Il était temps d’expliquer pourquoi. Entretien.
Mercredi, elle a une nouvelle fois passé six heures à bord de son Ford Transit pour rallier le Luxembourg depuis la Suisse. Une fois sur place, à proximité du TOL, son hôte de la semaine, le véhicule s’est transformé, magie du théâtre, en chapiteau pour accueillir trois soirs durant la nouvelle pièce de celle qui, l’année dernière (et notamment au OFF d’Avignon), jouait Les Misérables en incarnant seule… tous les personnages. Oui, la comédienne et dramaturge est une figure à part de la scène, gouailleuse et joueuse. Mais elle ne le fait pas exprès : tout tient en effet à ses racines. C’est ce qu’elle raconte dans l’explicite Pourquoi faire du théâtre en camionnette? qui, en compagnie de Nicolas Ruegg et Catia Machado, deux autres clowns professeurs, précise d’où lui vient cette envie de tailler la route pour aller à la rencontre du public autochtone.
Dix-huit années, et plus même si l’on remonte à ses premières œuvres en camping-car (comme Bagages ou La Femme Escargot à la fin des années 2000) à découvrir les régions, les petits villages et leurs populations hétéroclites, qui pourraient se résumer à trois notions essentielles : d’abord le nomadisme de ses ancêtres et leurs exils dans une Europe en guerre. Ensuite la décentralisation théâtrale qu’ont connue ses parents, alors sociétaires du Théâtre National de Strasbourg. Enfin, ses propres inclinaisons, qui s’articulent autour de termes comme liberté, indépendance et accordéon. Entre passé et présent, Isabelle Bonillo s’affirme tel qu’elle a toujours été : une femme-ménestrel pour qui le mot utopie n’est pas vain. Rencontre.
En 2005, vous décidez de proposer des spectacles à bord d’un camion-chapiteau. Comment est née cette idée?
Isabelle Bonillo : Ça remonte à mes ancêtres, à toute ma famille qui a toujours eu, de gré ou de force, la bougeotte. J’ai ce côté nomade dans mes gènes. Quand j’ai commencé le théâtre, il y avait cette envie forte de ne pas se cloisonner : soit jouer avec un maximum de gens, dans des styles et endroits aussi différents que possible. C’est aussi comme ça que je me suis retrouvée au Luxembourg. Bref, à un moment, j’en ai eu marre des hôtels. J’ai alors acheté un camping-car d’occasion pour être un peu comme chez moi. Au fil du temps, j’ai commencé à monter des spectacles sous l’auvent. On est en 1997, c’était parti. Puis j’ai rencontré un grand bricoleur (Manuel Dupasquier) qui a conçu une camionnette, pièce unique qui se monte et se démonte en seulement une heure et demie. Flexibilité, rapidité et mobilité! (Elle rit).
Vous parlez de votre famille. En quoi vous a-t-elle influencée?
Le nomadisme, la démocratisation par la culture… J’ai toujours baigné là-dedans. C’est dans mon ADN! Déjà en 1980, mon père avait monté un camion-scène dans le sud de la France, dominé par un immense chapiteau. Et mes parents viennent du Théâtre National de Strasbourg, au moment de la décentralisation théâtrale française. Les discours que j’entendais, c’était : « on doit faire du théâtre pour les gens qui n’y vont pas, car la culture permet de réfléchir, de développer un esprit critique. » Ça ramène à l’esprit du XIXe siècle, avec la naissance de l’Opéra du Peuple, le Théâtre de Bussang… On peut remonter comme ça jusqu’à Molière et ses tournées, au théâtre forain et même à l’Antiquité avec Thespis qui, renvoyé d’Athènes, s’en allait de ville en ville, juché sur un chariot en compagnie de ses acteurs.
Aller au-devant du public, celui qui ne va pas au théâtre, a-t-il toujours été un moteur pour vous?
Toujours. Surtout que, quand j’ai débarqué dans la profession dans les années 1980, ce n’était plus à la mode. Alors que moi, j’avais toujours vu des équipes fonctionner en collectif ou de manière participative, des dramaturgies autour de la question ouvrière ou paysanne… Il fallait remettre ça en avant, ouvrir le théâtre. Car pour ceux qui n’y vont pas, ce n’est pas forcément qu’une question d’argent, mais plutôt de codes. Ce sont les barrières sociales et culturelles qui les retiennent. Même moi, quand je vais dans certains théâtres, je ne me sens pas à l’aise : ce n’est pas sympathique. Le snobisme y a malheureusement encore sa place.
Défendre les plus démunis, s’occuper d’eux, savoir où ils en sont, c’est essentiel
Faire du théâtre en camionnette, est-ce un geste politique?
Défendre les plus démunis, s’occuper d’eux, savoir où ils en sont, c’est essentiel à mes yeux. Après, ça ne veut pas dire qu’ils vont venir à mes spectacles, contents et motivés. D’ailleurs, ça reste difficile de les mobiliser, de créer des liens, mais avec le temps, on arrive à changer certains états d’esprit et réflexes.
Parmi vos nombreuses virées, y’en a-t-il eu une plus marquante que les autres?
Pas vraiment. Toutes les tournées qui passent par de petits villages sont de chouettes moments, que l’on soit en France, en Suisse ou au Luxembourg. Le rapport aux spectateurs n’est plus le même. Ça ne suit pas un schéma classique : on produit un spectacle, les gens viennent consommer et puis ciao! Non, là, ce sont de belles rencontres, conviviales, chaleureuses : on nous accueille, on boit et on mange ensemble. Quelque chose se passe entre le public et les artistes. Partager avec lui un verre de Pommeau en Normandie, il n’y a que ça de vrai!
Si votre Ford Transit avait la parole, que dirait-il?
(Elle rigole) Mais justement, dans cette nouvelle pièce, il a la parole! Il ne va pas bien, sans qu’il ne sache vraiment pourquoi. Il n’a pas la forme olympique, à la limite de ne plus y croire du tout. Tout le spectacle consiste alors à le rebooster, à lui dire à quel point c’est bien, la décentralisation et le nomadisme.
Aujourd’hui, vous avez décidé de raconter cette histoire. Pourquoi ce besoin s’est-il imposé?
Simplement parce que je n’avais jamais expliqué pourquoi, en tout cas pas dans les détails. Et j’avais surtout besoin de l’entendre. Sans oublier que j’ai eu soixante ans. Faire ce travail, ça m’a fait du bien et ça m’a permis de redécouvrir que chez mes ancêtres, l’exil et le déracinement étaient déjà bien présents. Et que, par ruissellement, mes racines nomades sont bien plus prononcées que je ne l’imaginais. Avec cette pièce où j’évoque mes racines, j’explique au public, comme à moi-même, que cette idée n’est finalement pas tombée du ciel. Qu’elle fait sens.
Est-ce une pièce-bilan?
On pourrait même la qualifier de pièce-rétrospective, bien que ce soit plus vivant et plus ludique qu’un cours d’histoire! Mais oui, je suis entrée dans ma soixantaine, et je ne vais pas monter mon chapiteau durant dix mille ans encore. J’avais envie d’en parler, et le besoin de me situer par rapport à ça : pourquoi toutes ces années, je me suis positionnée différemment, je ne suis pas rentrée dans le goulot d’étranglement des salles, j’ai défendu mon indépendance.
Êtes-vous à l’aise avec l’exercice autobiographique?
Comme j’en suis à l’heure du bilan, j’ai regardé ce que j’ai fait jusqu’à maintenant : il y a eu des pièces sociologiques, des classiques revisités et, en effet, des spectacles autobiographiques. Si on trouve le bon angle, que ce n’est pas trop égocentrique, c’est un bel exercice! J’ai ainsi pu parler de la maternité, du célibat, du statut des intermittents…
J’aime la liberté de pouvoir avancer légère, de créer ce que je veux avec qui je veux et où je veux
Il y a chez vous un côté proche du ménestrel du Moyen-Âge. Est-ce une comparaison qui vous plaît?
Totalement. Je suis comme certains artistes : j’aime la liberté de pouvoir avancer légère, de créer ce que je veux, avec qui je veux et où je veux. C’en est une de pouvoir sortir un accordéon et de faire un truc à l’arrache.
Le public que vous rencontrez au gré des routes est-il différent de celui que l’on voit habituellement dans les institutions?
Il est moins policé, même si les publics sont variés et peuvent changer d’une soirée à l’autre. Mais c’est vrai qu’ils n’ont pas certaines habitudes, comme applaudir quand ils n’aiment pas. C’est plus direct, comme avec les enfants : si ça ne marche pas, ils ne vont pas faire semblant et avoir la politesse de ne pas vous le faire remarquer.
En été, vous serez au OFF d’Avignon. Est-ce un moyen de montrer qu’une «utopie», comme vous le dites, est possible, comme celle de faire du théâtre différemment?
Je pense surtout aux jeunes et au fait de leur dire que l’on peut réaliser une utopie. Dans l’esprit des gens, ça reste quelque chose d’irréaliste, alors que c’est faux. Bon, ça ne se fait pas en un claquement de doigts : il faut de l’envie et du courage. Mais c’est possible! Après, le souci avec Avignon, c’est que l’on joue en salle. J’essaye d’avoir les autorisations pour y venir avec mon camion et le poser dans le square voisin. Pour l’instant, on me les refuse. Mais je suis du genre à m’accrocher!
«Pourquoi faire du théâtre en camionnette?»
Samedi à 20 h.
TOL – Luxembourg.
Du 29 juin au 21 juillet.
Espace Saint-Martial – Avignon.
Adaptation en salle.