Ensemble aborde les thèmes du handicap et de la normalité sous l’angle de la comédie. Du pain bénit pour sa metteuse en scène, Marja-Leena Junker, qui fait valoir la nécessité de prendre de la distance avec ce drôle de monde.
Drôle d’impression que celle de revenir dans la cave du théâtre du Centaure, alors que l’institution avait gardé ses portes fermées longtemps après la réouverture des lieux culturels de janvier 2021, en pleine pandémie. En bas de l’escalier de pierre, Marja-Leena Junker, l’ancienne directrice du théâtre, jubile de pouvoir «enfin la jouer», cette pièce reportée depuis deux ans et qu’elle met en scène. Ensemble, c’est son titre, a été écrite en français, mais par un talentueux dramaturge italien, Fabio Marra, que le Centaure accueillera pour la première fois ce week-end.
L’histoire se déroule dans l’intimité d’une famille napolitaine : l’équilibre fusionnel entre la mère et le fils handicapé s’effrite lorsque la fille réapparaît après dix ans d’absence. Une drôle de trinité à travers laquelle l’auteur affronte des thèmes graves, mais avec un outil imparable et qui s’est un peu perdu dans cette drôle d’époque : l’humour. Parole de la metteuse en scène.
Quelle a été votre rencontre avec cette pièce ?
Marja-Leena Junker : C’est une commande de Myriam Muller, je ne connaissais pas du tout l’auteur. Je l’ai lue et trouvée très intéressante et rare, dans le sens où c’est une comédie qui parle de choses graves. On parle ici du handicap, de la place d’un enfant handicapé au sein d’une famille et de la société en général. La pièce soulève des questions très importantes, mais ce que j’ai retenu en particulier, c’est l’humour que l’auteur utilise pour y répondre. Cette chaleur humaine, très méridionale – l’auteur est napolitain, même s’il vit à Paris et écrit en français –, m’a fait penser, à la première lecture, aux films de Dino Risi ou d’Ettore Scola.
La pièce se passe dans l’appartement familial. C’est aussi un microcosme social « à l’italienne »…
Tout à fait. La mère, Isabella, est entourée de ses deux enfants : Michele, l’aîné, qui est le garçon handicapé, et Sandra, qui était partie sans donner de nouvelles pendant dix ans, et qui revient dans cette maison où les deux autres vivent en symbiose. La mère couve son fils, essaie de l’éduquer, mais la fille est d’avis que son frère doit être placé dans un centre. Pour la mère, c’est un enfant normal et une telle idée est inacceptable. C’est une histoire de conflit familial, écrite dans une langue très contemporaine.
Vous voyez dans cette pièce une visée pédagogique?
On peut dire ça, oui. On aura d’ailleurs une table ronde thématique à l’issue de la représentation du 6 octobre. L’enfant en question n’est pas gravement handicapé : il a des troubles du comportement. C’est-à-dire qu’il marche, parle, apprend et comprend très bien. Il a des crises, mais n’est pas complètement dépendant.
Le théâtre reste un miroir de la société, mais il ne faut pas non plus tout regarder avec un filtre noir
La pandémie a été terrible chez les personnes âgées, mais on a peu entendu parler des personnes en situation de handicap vivant chez leurs parents. On peut imaginer qu’aujourd’hui cette pièce résonnera d’une façon particulière dans le public…
Certainement! On a tous vécu ça. Ces deux années ont été très graves, pour les vieux et à plus forte raison pour les jeunes, les adolescents qui ont vécu dans les limbes au moment où ils ont le plus besoin de vivre. Puis il y a eu ces personnes âgées qui sont mortes dans des maisons de retraite sans avoir pu voir leur famille une dernière fois. En préparant cette pièce, on a regardé un documentaire français formidable, sur une vieille dame qui réalise qu’elle ne peut plus prendre soin de sa fille handicapée toute seule. Elles se rendent dans un centre spécialisé qui accueille à la fois les mères âgées, qui ont aussi besoin d’aide, et leurs enfants handicapés. Ce genre d’établissement est extrêmement rare, je ne sais même pas s’il en existe au Luxembourg…
Nous ne sommes plus les mêmes après ces deux ans. Et puis une guerre a suivi, qui est en train de s’aggraver… C’est une période très étrange que nous vivons, et ça se ressent même au théâtre, où l’on montre des choses terribles : le viol, l’inceste, le terrorisme… Le monde change et le théâtre reste un miroir de la société, mais il ne faut pas non plus tout regarder avec un filtre noir.
La comédie, c’est le cas avec cette pièce, a des vertus guérisseuses et libératrices…
Elle permet en tout cas de prendre de la distance. L’humour, c’est une affaire d’intelligence.
Lors de la création de la pièce en 2015, c’est l’auteur lui-même qui mettait en scène la pièce et qui jouait le rôle de Michele. Avez-vous discuté de la façon d’appréhender le rôle d’une personne handicapée ?
Je n’ai vu de sa prestation qu’un bref extrait, sur internet. Il est clair que traduire ce handicap sur scène était une vraie difficulté : le texte n’a pas de didascalies, ce sont les répliques qui donnent des indications sur les particularités de son comportement. Mais nous n’avons pas du tout échangé là-dessus. Je crois par ailleurs que c’est à chaque comédien et à chaque metteur en scène de trouver la façon de traduire cela. C’est une entreprise effectivement très risquée, qui m’a fait peur. Mais Mathieu Moro, qui joue le rôle, est un acteur merveilleux, et il a fait un très gros travail.
Au moment de La Vieille qui marchait dans la mer, la pièce adaptée de Frédéric Dard que vous jouiez au TNL avant le début de la pandémie, vous aviez déclaré dans nos colonnes que vous vous sentiez « à la fin de (votre) carrière de comédienne ». Cela veut-il dire que votre carrière de metteuse en scène a encore de beaux jours devant elle ?
Je ne sais pas du tout! J’ai toujours aimé les deux. Jouer la comédie est plus dur, en quelque sorte. Avec la mise en scène, on a bien sûr de grandes responsabilités, mais on a des outils à notre disposition : le décor, les comédiens… Quand on joue, on est son propre outil. J’ai été pendant plus de vingt ans directrice du Centaure, ce qui m’a donné la liberté de choisir des projets, aussi pour moi-même. Depuis que je ne le suis plus, je suis, comme tout comédien, à la merci des metteurs en scène qui ont bien envie de moi (elle rit)! Dans trois ans, j’aurai 80 ans. Je me rends compte que je n’ai plus besoin d’enchaîner les projets.
Ce travail merveilleux, ça a été toute ma vie et je l’aime toujours autant. Si une pièce m’interpelle et que j’ai envie de la mettre en scène, je le ferai, mais je sais maintenant que je ne serai pas malheureuse de ne plus travailler. Hedda Gabler (NDLR : qu’elle a mise en scène en octobre 2020 au Grand Théâtre) était un gros travail, très stimulant, et qui est mal tombé : deux semaines avant la première, mon mari est mort et j’ai dû mener ce projet à terme avec toutes mes forces. Mais je suis à un âge où il faut être préparé à ces choses et j’aborde à présent mes journées selon ce qui vaut la peine d’être vécu.
Théâtre du Centaure – Luxembourg. Première le 26 septembre à 20 h. Jusqu’au 13 octobre.
L’histoire
Elle s’appelle Isabella Testa, elle habite avec son fils Michele au septième étage, sans ascenseur, d’un immeuble à Naples. Elle n’est plus de la première jeunesse, le souffle lui manque souvent en montant ses courses, étage après étage. Mais bon, le souffle, ça va encore. Le vrai souci, c’est Michele. Il n’en fait qu’à sa tête, il oublie tout, il casse exprès les six œufs payés presque un euro la pièce, il répète tout ce qu’on lui dit, mot à mot… c’est à en devenir folle ! Mais Michele n’est pas malade, affirme Isabella à sa fille Sandra. Celle-là ! Qui est restée dix ans sans donner de nouvelles et que voilà revenue tout à coup pour inviter maman à son mariage ! Explorant les thèmes du handicap, du sacrifice, de l’épanouissement personnel, de l’individualisme, de la normalité, Ensemble nous amène à nous réinterroger sur les valeurs qui fondent non seulement nos propres existences, mais, au-delà de celles-ci, le mode de fonctionnement général de notre société contemporaine.