Sollicité par la presse pour faire un bilan de ses 14 ans à la tête du Théâtre d’Esch, Charles Muller a préféré décider lui-même de sa sortie avec un discours d’adieu à l’honnêteté déconcertante.
Ce n’est pas un discours d’adieu, mais mon dernier discours en tant que directeur du Théâtre d’Esch», lance Charles Muller devant un parterre de politiciens, journalistes, gens de la scène artistique eschoise et grand-ducale et autres VIP. «Il n’y a que les gens qui changent, le théâtre perdure et c’est ainsi que je le perçois. Il n’y a pas de barrières qui tombent ni de crevasses qui s’ouvrent et dans laquelle je risquerais de tomber», précise celui qui va continuer à faire de la mise en scène à Esch et ailleurs. Et une première pique : «À l’attention de la presse, tous les détails croustillants dont vous raffolez, toutes les informations internes sont protégés par un paragraphe dans nos contrats, ces détails resteront donc intra-muros.»
Aucun secret ne sera donc révélé. Mais Charles Muller ouvre néanmoins grand les vannes et n’esquive, finalement, aucun sujet d’importance. Et ça commence par les premières impressions lors de sa prise de fonction en 2004. «Très vite, j’ai appris que le Théâtre d’Esch est aussi un centre culturel, une salle de conférence, un lieu convoité par les troupes amateurs, un méli-mélo de structures professionnelles, semi-professionnelles et bénévoles; un bazar hétéroclite communal. Très vite aussi, j’ai réalisé que toute approche déontologique de structuration professionnelle artistique, comme je l’avais appris à l’étranger, était un terrain miné ultrasensible. En postulant pour le poste de directeur, j’avais bien conscience du fait que je serais à la tête d’une institution qui était à l’écart du théâtre européen, surtout en création, et que je devrais faire un travail de pionnier pour positionner notre théâtre sur la carte européenne.» Des propos «que je tiens avec bienveillance et sans amertume», précise-t-il avant d’en énumérer les principales raisons : «Il y a deux raisons principales à cette situation. L’une est qu’il n’y a pas d’autre grande salle équipée à Esch-sur-Alzette pour accueillir les non-professionnels (…), l’autre, le mélange entre les termes culture et art.»
Un vrai métier avec une déontologie
Et il précise sa pensée. D’abord, au sujet des non-professionnels. «Aurais-je quelque chose contre les amateurs? Bien entendu que non! Ils aiment le théâtre et pour des raisons qui m’échappent, ils n’ont pas voulu en faire leur métier. Je vous donne un exemple. Admettons que je m’intéresse à la chirurgie et que cette fascination me pousse à fonder une ASBL, appelons-la « chirurgie agréable du sud » par exemple, avec des cours les mardis et les jeudis soir, et nous inviterions un chirurgien professionnel qui ferait avec nous une vague introduction à l’anatomie et en technique opératoire. Et trois mois après, nous opérerions notre premier appendice. C’est impensable! Eh bien, le théâtre est aussi une profession, un vrai métier avec une déontologie bien définie; les études dans les grandes écoles durent quatre ans et après il faut encore faire des castings pour être admis dans une compagnie. Chez nous à Stuttgart, à la Staatliche Hochschule für Musik und Darstellende Kunst, il y avait chaque année entre 800 et 1 000 candidats pour huit places! Il faut séparer les genres, les pommes et les poires, réserver des terrains pour les uns et les autres. Car les professionnels fonctionnent avec d’autres règles.»
Ensuite, la confusion entre art et culture : «Autre raison de ce programme hétéroclite, la confusion, le mélange entre les termes culture et art. Je me réfère à la conférence mondiale sur les politiques culturelles de l’Unesco, à Mexico, du 26 juillet au 6 août 1982 où fut déclaré ce qui suit : « La culture dans son sens le plus large peut aujourd’hui être considérée comme l’ensemble des traits distinctifs, spirituels, matériels, intellectuels et affectifs qui caractérisent une société ou un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les droits fondamentaux de l’être humain, les systèmes de valeur, les traditions et les croyances. La culture donne à l’homme la capacité de réflexion sur lui-même. C’est elle qui fait de nous des êtres spécifiquement humains, rationnels, critiques et éthiquement engagés. C’est par elle que nous discernons des valeurs et effectuons des choix. C’est par elle que l’homme s’exprime en conscience de lui-même, se reconnaît comme un projet inachevé, remet en question ses propres réalisations, recherche inlassablement de nouvelles significations et crée des œuvres qui le transcendent ». Ce sont précisément ces derniers points que j’ai recherchés dans ma quête artistique.» […]
Pablo Chimienti