En France, mais aussi au Luxembourg, le système familial allemand a brisé des vies. Nous avons rencontré une Mosellane qui l’accuse d’avoir séquestré son fils, «au mépris du droit élémentaire».
«Tu peux faire un bisou à ta maman, pour lui dire au revoir.» C’était le 8 juin 2017. Séverine Breit est au tribunal de Sarrebourg (Rhénanie-Palatinat) avec son enfant, dont elle détient le droit de garde exclusif. Pourtant, sans crier gare, la juge prononce cette sentence terrible. Dans la mémoire de Séverine, le temps s’est figé. «C’est là que j’ai compris que mon fils ne repartirait pas avec moi en France. Le jour de son anniversaire», souffle la jeune femme, la voix coupée.
Le matin même, son garçon fêtait ses cinq ans dans son école française, sans savoir qu’il disait en réalité adieu à ses petits camarades. Cette journée, qui aurait dû être festive, hante depuis sa mère.
«Le Jugendamt assure qu’il agit dans l’intérêt de l’enfant»
Pour cette frontalière française de 36 ans, le système familial allemand est devenu un calvaire. En particulier le Jugendamt. Chargée de la «protection de la jeunesse» et de «l’assistance aux familles», cette administration publique est régulièrement fustigée pour sa volonté de maintenir sur le sol allemand les enfants nés de parents binationaux. Dans une interview accordée au Républicain lorrain, l’eurodéputé Édouard Martin résume les critiques : «Le Jugendamt assure qu’il agit dans l’intérêt de l’enfant, mais il agit clairement dans le seul intérêt de l’Allemagne. Il faut que l’enfant reste sur le sol allemand, c’est tout ce qui compte.»
Le Jugendamt participe à toute procédure impliquant un enfant. Mais il est bien plus qu’un conseiller pour les juges : il est «partie en cause», comme les parents. Autrement dit, en Allemagne, les enfants ont un troisième parent : le Jugendamt.
Longue liste de cas similaire
Si le témoignage de Séverine Breit donne évidemment une vision partiale des faits, il rejoint une longue liste de cas similaires. En 11 ans, la commission des pétitions du Parlement européen a reçu près de 300 pétitions de citoyens européens sur le seul sujet de litiges avec l’Allemagne sur des droits de garde d’enfants.
Pour Séverine, tout commence en 2007 : elle est française (de Moselle, à Kerbach), lui est allemand (de la région de Trèves). Ils s’installent ensemble en Allemagne, à Oberbillig, dans leur maison commune. En juin 2012, la famille s’agrandit. L’enfant, né à Thionville, a la double nationalité. Mais le couple se déchire. « J’ai subi des violences conjugales. Donc, pour nous protéger avec mon fils, on est retournés vivre en France, chez mes parents, en toute légalité», explique Séverine Breit, qui dispose de l’autorité parentale exclusive.
Un cauchemar s’achève, un autre débute. Son ex-compagnon reçoit «un faux e-mail délivré par le Jugendamt qui lui disait que l’autorité parentale était partagée, alors que c’était faux», affirme-t-elle.
«J’ai ensuite reçu en France un courrier du tribunal allemand, qui me donnait une semaine pour me positionner sur une demande du père, à savoir le droit de décider du lieu de résidence de l’enfant.» Elle conteste, sûre de son bon droit.
Sonnée par l’injustice
Elle reçoit alors une convocation au tribunal de Sarrebourg. «Je m’y suis présentée en pensant qu’il s’agissait d’une audience de conciliation. Il s’agissait en réalité d’une audience en référé (NDLR : qui permet d’adopter rapidement des mesures provisoires dans l’attente du règlement d’un litige). Je me suis vraiment fait avoir. En entrant dans ce tribunal, je n’avais aucune chance de ressortir avec mon fils.» Durant l’audience, la juge a partagé l’autorité parentale en faveur du père, qui obtient le droit de décider du lieu de séjour principal de l’enfant. «L’Allemagne, à travers son système familial, avait tout simplement planifié le vol de mon fils, au mépris du droit élémentaire.»
Une injustice qui la laisse sonnée. «Je vois encore mon avocate me dire, au premier rendez-vous : « Ne vous inquiétez pas, on ne retire jamais un enfant de 5 ans à sa maman. » Moi, j’étais partie rassurée. Et mon désir n’a jamais été de couper mon enfant de son papa, depuis des mois on réfléchissait à des solutions pour une garde alternée. J’aurais pu habiter à Sierck-les-Bains, lui à Perl, l’enfant aurait pu continuer à aller à l’école maternelle allemande, cela m’était égal.»
Sa famille aussi accuse le coup. «On a toujours vécu à la frontière allemande, mon parrain est allemand, j’ai des proches qui bossent en Allemagne… On ne pensait pas qu’une telle chose pouvait arriver dans ce pays.»
Durant les quatre mois qui la séparent du jugement, Séverine ne voit son fils qu’un week-end sur deux.
Arrive le jour du jugement. «Après deux heures, j’ai bien vu que je n’arriverais pas à récupérer la garde. Donc, mon avocate m’a dit que je devais faire un choix : soit continuer à voir mon fils 4 jours par mois, soit retourner vivre en Allemagne pour réintégrer notre maison commune. J’ai accepté de rentrer.» Le «bon» choix : «Les juges n’auraient pas tenu compte du fond juridique. Ils se seraient retranchés derrière le bien-être de l’enfant, parce qu’il était rescolarisé en Allemagne.»
Un lourd prix à payer
Elle négociera encore deux heures pour obtenir un compromis : la garde alternée. Une victoire au goût amer. «Désormais, je vois mon fils une semaine sur deux au prix d’une cohabitation conflictuelle avec mon ex-conjoint et de déplacements coûteux.»
Car le prix est lourd à payer : d’abord, retourner dans la maison qu’elle avait fuie. Heureusement, il s’agit d’une grande maison scindée en deux : elle vit à un étage, et lui à un autre. Mais la proximité est très pesante. «Je voudrais bien vendre ma part de la maison et quitter cet endroit, mais on me l’a déconseillé, car si je déménage, ils pourraient me reprocher de ne pas privilégier le bien-être de l’enfant.»
Quand elle n’a pas la garde, elle retourne vivre chez ses parents. «Évidemment, c’est à moi de payer tous les frais de déplacement. Et si demain, le père déménage à Berlin, je devrais me débrouiller pour aller voir mon garçon. Je ne vois pas comment je peux refaire ma vie en Allemagne, à 80 km de mon lieu de travail (dans une collectivité territoriale du Nord mosellan). Je suis bloquée. Totalement bloquée.»
Après avoir dépensé près de 10 000 euros en frais d’avocat, elle ne peut plus se battre devant les tribunaux. «Qui peut se permettre d’aller jusqu’à la Cour européenne des droits de l’homme quand on a déjà dépensé autant? J’ai tiré un trait, je n’arriverai jamais à récupérer mon garçon en France, j’ai perdu le combat juridique. Maintenant, mon angoisse permanente, c’est de perdre ce qui me reste de droits. J’ai peur d’ouvrir la boîte aux lettres et d’apprendre que le père récupère l’autorité parentale complète.»
Que l’Europe s’attaque enfin au problème
Son dernier espoir, c’est que l’Europe s’attaque enfin à ce problème. Elle s’est donc rapprochée de l’association Enfants otages qui milite pour les victimes du Jugendamt. Elle a aussi écrit une pétition, qu’elle est allée défendre auprès du Parlement européen. «Je vous en supplie, aidez-nous à stopper ces agissements criminels», a-t-elle clamé aux eurodéputés, la voix tremblante.
Son cri, ajouté aux centaines d’autres de parents, a rencontré un écho à Bruxelles. Mi-novembre, une ambitieuse proposition de résolution a été déposée au Parlement européen. Son objet : dénoncer «le rôle des services allemands de l’aide sociale à l’enfance (Jugendamt) dans les litiges familiaux transfrontières». La résolution a été votée le 29 novembre, puis adoptée… mais pas intégralement. Une élue conservatrice polonaise, membre du groupe PPE (Parti populaire européen, présidé par l’Allemand Manfred Weber), a vidé la résolution d’une bonne partie de sa substance, en déposant plusieurs amendements qui gomment les aspects trop critiques ou contraignants envers l’Allemagne. «Les Allemands ont fait jouer leur forte influence au sein du groupe PPE», a déploré Édouard Martin dans les Dernières Nouvelles d’Alsace. Mais au moins, ajoute-t-il, «les parents concernés sont heureux qu’un texte du Parlement prenne enfin en compte leur souffrance».
Romain Van Dyck
Et au Luxembourg ?
Le Luxembourg n’est évidemment pas épargné par la problématique du Jugendamt. «Il y a plus de gens touchés que vous ne le pensez, y compris au Luxembourg», nous confiait un responsable d’une association de victimes. Nous avons pu obtenir le contact d’une personne résidant au Luxembourg. Après une séparation et une décision du Jugendamt, elle a perdu la garde de son enfant, désormais en Allemagne. Toujours éprouvée par ce drame, elle nous a d’abord demandé un temps de réflexion avant de témoigner. Quelques jours plus tard, elle nous rappelait pour s’excuser : «J’ai encore un petit droit de visite. Je ne peux pas prendre le risque de témoigner et de perdre ce dernier lien avec mon enfant.»