Le parvis de la Chambre des députés a accueilli un piquet de grève de l’OGBL, vendredi. Les droits et l’avenir des salariés de Caritas sont en jeu. Ils témoignent.
Vendredi, 12 h, la pluie est battante devant la Chambre des députés. Pour autant, les membres de l’OGBL et les salariés d’ex-Caritas gardent la tête froide. Ils sont épaulés par les verts, le LSAP et déi Lénk aux côtés de la présidente, Nora Back. En tout, ils sont une centaine sur le parvis pour soutenir les travailleurs dont le contrat n’a pas été renouvelé et ceux qui refusent les méthodes de leur nouvelle structure : Hëllef um Terrain (HUT).
Avec un code du travail luxembourgeois en main, le secrétaire central adjoint de l’OGBL, Smail Suljic, prend le micro pour ceux qui ne sont pas entendus «Nous ne sommes pas ici pour parler des 61 millions d’euros qui ont été volés. Nous sommes ici pour dénoncer la manière inacceptable dont le comité de crise et tous les autres responsables traitent les salariés. C’est scandaleux de devoir encore descendre dans la rue pour dénoncer le manque de transparence. On ne sait pas ce qui va advenir d’eux le 1er octobre.»
À cette date fatidique, HUT commencera ses opérations et aura besoin de salariés, idéalement ceux de Caritas. Ces nouveaux contrats sont le cœur de la mésentente. À la dernière assemblée plénière, mardi, les salariés expliquaient que l’idée du comité de crise – résilier les anciens contrats et en créer de nouveaux – allait leur faire perdre beaucoup de droits. L’OGBL s’est donc donné pour mission de démystifier les flous juridiques.
Pour prendre l’exemple des contrats, les transférer permettrait de garder «les jours de congé, les congés maladie, les congés parentaux et surtout obtenir des garanties qu’on n’a pas aujourd’hui. Juridiquement, s’il le faut, on accompagnera les gens au tribunal pour contester ce qui s’est passé», soutient fermement Smail Suljic.
«Je ne retrouve plus l’éthique professionnelle»
«HUT, c’est la lutte, à quand la chute ! Sauvons les ONG et pas les PDG!» Des mots forts scandés dans les rues luxembourgeoises par le cortège qui a décidé d’improviser une marche jusqu’au siège de Caritas. Plus l’échéance arrive, plus les langues se délient.
Pour Ingrid, éducatrice graduée dans un foyer pour réfugiés ukrainiens à Differdange depuis six ans, «depuis l’annonce de la perte des 61 millions d’euros en juillet, ma vie est devenue floue. Je ne sais pas ce que je vais devenir. Ce qui me choque le plus, c’est qu’en 40 ans de travail dans le social, je n’avais jamais vu une situation pareille. Maintenant, on peut se permettre de gérer une ONG comme on gère une banque». Même si elle comptait déjà quitter cet univers d’ici peu, elle est heureuse de bientôt s’arrêter dans un moment où elle ne «retrouve plus l’éthique professionnelle».
En passant derrière les banderoles, Deborah tient fermement son mégaphone. La jeune femme est déléguée à l’égalité chez Caritas depuis deux ans et demi tout en travaillant dans un foyer pour demandeurs de protection internationale.
«Ce qui me révolte, c’est le manque de protection. Avec les nouveaux contrats, avec la nouvelle fondation, pendant un an, on n’aura pas le droit d’avoir une délégation du personnel. Ça laisse place à une grande dérive. Ils auraient le droit de faire tout et n’importe quoi sans qu’il y ait quelqu’un pour protéger les salariés.»
«Nous sommes des victimes collatérales»
Lors du piquet de protestation, nous avons rencontré un groupe de travailleurs sociaux de Caritas. Ils ont témoigné anonymement de leur situation et nous ont confié leurs craintes pour l’avenir.
L’affaire Caritas, ce n’est pas qu’une affaire d’argent. C’est aussi une affaire d’humains. Derrière le nom de l’ONG se cachent de nombreuses personnes, des salariés aux bénéficiaires. C’est sur elles que retombent les conséquences du passage de Caritas à la nouvelle structure HUT.
Sur le terrain, les conditions de travail sont difficiles. Et les nouveaux contrats ne devraient rien arranger à la situation. «Depuis le mois de juillet, nous sommes pressés comme des citrons… Nous avons davantage de travail, alors que nous étions déjà en sous-effectif. Et là, avec les conditions dans lesquelles nous sommes, il y a beaucoup de burn-out, beaucoup de personnes en souffrance», constate Deborah, déléguée à l’égalité.
Il faut dire que le métier de travailleur social est déjà difficile en lui-même. Les travailleurs sociaux rencontrés lors du piquet de protestation en témoignent : «Nous travaillons de 8 h à 20 h. Nous accueillons des personnes traumatisées, malades ou complètement déstabilisés moralement, des gens qui ont besoin de notre aide. Mais nous ne sommes qu’un travailleur social pour 50 résidents.
Dans un foyer de 200 personnes, nous ne sommes que deux. C’est largement insuffisant.» Résultat : ils ne peuvent faire que du travail de surface et non de qualité. Le tout dans des conditions psychologiques éprouvantes : «Nous devons faire face, au quotidien, à des personnes qui nous pensent responsables de leur malheur… Nous avons déjà tous subi au moins une agression.» Le turnover est donc énorme. Peu de personnes travaillent sur le terrain plus d’une dizaine d’années.
Et pour ne rien arranger, selon eux, l’accueil des bénéficiaires dans les foyers serait strict et austère. «Officiellement, et officieusement, on fait tout pour les faire partir, pour ne pas leur donner envie de rester, pour leur faire sentir qu’ils ne sont pas chez eux.»
Nombre d’absences limité, couvre-feu, interdiction d’aller à l’étranger, mais aussi interdiction d’avoir des meubles personnels dans les chambres… La liste dressée par les travailleurs sociaux est longue. «Les bénéficiaires disent souvent qu’ici c’est pire qu’en prison dans leur pays.»
Un avenir plein de peur et d’incertitude
Entre les nouveaux contrats de travail pour les 350 salariés et la trentaine d’entre eux qui n’en ont tout simplement pas, l’avenir fait peur à ces travailleurs sociaux. «C’était déjà pas facile, mais maintenant, nous ne savons pas dans quelles conditions nous allons pouvoir travailler…» Les salariés n’ont pas de charte ni de ligne de valeurs. «On nous garantit juste le même salaire, les mêmes conditions… On nous fait juste le cadeau de ne pas finir à l’Adem.»
Pourtant, ces travailleurs gardaient espoir jusqu’à maintenant. Parce que leur travail a permis à des réfugiés de réussir leur vie. «Malgré toutes ces conditions difficiles, nous avons donné le meilleur de nous-mêmes pour aider ces gens à réussir, pour les accompagner.»
Mais leur espoir s’est envolé avec l’annonce de la nouvelle structure et les contrats. «Dans le futur, nous ne savons pas si nous allons pouvoir continuer comme ça, parce que nous sommes déjà à bout mentalement et parce que nous n’y croyons plus…»
Le seul ressenti qu’il leur reste : «Nous sommes des victimes collatérales». Un sentiment qui se répercute forcément sur leurs bénéficiaires. Alors, pour tenter de s’en sortir, ces travailleurs sociaux parlent à la presse pour la première fois. «Nous avions reçu une interdiction de parler à la presse, mais ça nous fait du bien de nous livrer.» Ce qu’ils demandent pour avoir un avenir un peu plus certain, c’est un transfert d’entreprise.
Camille Vari et notre collaborateur Simon Iung