Arthur Njo-Léa, la recrue offensive de Rodange, a un grand-père célèbre, Eugène, footballeur camerounais engagé fondateur du premier syndicat de joueurs en France, l’UNFP.
Arthur Njo-Léa voyage incognito dans ce gentil début de carrière qui l’a déjà conduit à Lausanne, Rennes, Virton ou Dender entre autres, avant d’arriver cet hiver à Rodange. Ses coéquipiers ne savent en général pas ce que leur corporation doit à sa famille. «Ils ne connaissent pas l’histoire, ils sont trop jeunes, sourit l’attaquant de 23 ans. Il faut dire que ça remonte un peu. Seuls les plus âgés s’en souviennent.»
Ça remonte en fait à novembre 1961. Eugène Njo-Léa, étudiant camerounais recruté par l’AS Saint-Étienne en 1954, vainqueur du championnat de France au sein d’une attaque qu’il compose avec Rachid Mekloufi, fonde avec son ami Just Fontaine, l’UNFP, l’Union nationale des footballeurs professionnels, le premier syndicat de joueurs pour défendre leurs intérêts. À l’époque, les footballeurs sont la propriété de leurs clubs jusqu’à leurs 35 ans et dans l’incapacité de choisir la durée de leur engagement. C’est grâce à cet étudiant engagé, qui arrêtera le football (après 93 buts en 185 matches à l’ASSE, Lyon et le Racing Paris) pour se consacrer à la carrière de diplomate à laquelle il se destinait, que le ballon rond a aujourd’hui en partie la tête qu’il a, avec une solidarité au minimum et des hommes qui peuvent choisir leur avenir et ne sont pas totalement seuls quand ils se retrouvent au chômage.
Quelqu’un d’intelligent, avec des convictions
«Il a créé quelque chose de bien, même si je n’en ai pas encore eu besoin. Mon grand-père était quelqu’un d’intelligent, avec des convictions. J’étais assez petit quand il nous a quittés, il n’a pas pu voir ce que je suis devenu», reprend Arthur, oublieux de ce que son dernier club, Londerzeel, l’a laissé «dos au mur» et sans option ces six derniers mois.
C’est que dans la famille Njo-Léa, il y a aussi William, fils d’Eugène, père d’Arthur. Lui a sévi à Besançon, Brest, au PSG, à Lens surtout et à Caen enfin (178 matches, 54 buts). Sacrée lignée d’attaquants. Qui a complété son apprentissage «philosophique du milieu». «Je suis devenu footballeur par accident», a dit un jour Eugène, le grand-père. «Moi, ce n’est pas du tout par accident. J’ai été plongé dedans depuis tout petit. Mon père m’a formé, il m’a expliqué le milieu. C’est un monde… Enfin, un monde… vous savez bien. On vous oublie vite. Au milieu de ces loups, il faut être un loup.» Quand on sait que William, le paternel, a été empêché de participer à un Mondial avec le Cameroun parce que les idées novatrices d’Eugène avaient agacé en haut lieu et entraîné des représailles administratives («Il n’a pas apprécié», admet Arthur), on comprend mieux que dans la lignée, la volonté de révolution sociale se soit aussi muée en défiance du système.
Un instrument de combat contre le sous-développement
Rodange a donc engagé un carnassier qui a grandi au milieu de ses pairs. De la DN, il connaît les Dudelangeois Lesquoy et Muratovic, fréquentés à Virton, ainsi que le Niederkornois Tekiela, croisé lors d’un essai en Allemagne. En Bundesliga, il a joué avec Denis Zakaria et Nico Elvedi, de Mönchengladbach, ainsi qu’Edmilson Fernandes, de Mayence, trois pros avec lesquels il a grandi dans les sélections jeunes de la Nati suisse puisque Arthur est franco-helvéto-camerounais. Des références donc et une maturité de gars qui connaît la musique : «J’ai signé un an et demi. Rodange cherchait un gars directement opérationnel. Il faut remettre le club sur de bons rails. De toute façon, quand tu es recruté en hiver et par un dernier, tu es tout de suite fixé sur ce qui t’attend. Il va falloir te donner !».
Son grand-père voulait changer la vie de tous les footballeurs, Arthur se contentera de commencer par changer celle d’un promu luxembourgeois en manque de points.
Eugène avait aussi dit «pour nous autres Africains, le football n’est pas un objet de contemplation mais un instrument de combat contre le sous-développement et pour l’affirmation de notre personnalité». Cinquante ans plus tard, son petit-fils en a tordu le sens mais a fait sienne cette phrase à sa façon : «Cela me parle. Dans ma famille, l’Afrique nous tient à cœur. Le foot aussi parce que c’est comme ça qu’on est arrivés en Europe. Comme beaucoup d’autres. Il faut de la détermination pour ça, mais avoir grandi en Europe aide à relativiser, aussi, quand ça va moins bien.» Ça tombe bien, à Rodange, ça va mal et il y a un club à sauver…
Julien Mollereau