La stratégie du gouvernement vise à déployer, à l’horizon 2028, une flotte de véhicules autonomes au Grand-Duché. Un chercheur de l’université du Luxembourg appelle à mettre les gaz.
Au Grand-Duché, le groupe de recherche UBIX – rattaché à l’Interdisciplinary Centre for Security, Reliability and Trust (SnT) de l’université du Luxembourg – figure parmi les pionniers en matière de mobilité autonome. Depuis fin 2022, des tests avec un véhicule en mode conduite autonome sont menés au Kirchberg.
Le Pr Raphaël Frank, chef de file du groupe de recherche, livre une première analyse des plans du gouvernement, qui est décidé à positionner le Luxembourg comme précurseur dans cinq domaines prioritaires : les robotaxis, les navettes «last mile», le service de voiturier, la logistique automatisée et le chauffeur automatique sur les autoroutes.
En tant qu’expert dans le domaine de la conduite automatisée, quelle a été votre première impression à la lecture de la stratégie du gouvernement en matière de conduite automatisée, dévoilée le 23 octobre ?
Pr Raphaël Frank : Le document ne contient pas de grandes surprises. Je fais partie du groupe de travail Smart Mobility mené par le ministère de l’Économie. Je savais donc vers quoi on se dirigeait. D’ailleurs, plusieurs des projets de mon groupe de recherche UBIX se retrouvent dans le document, notamment notre plateforme interdisciplinaire 360Lab dédiée à la conduite connectée, automatisée et téléguidée. Un autre exemple est le logiciel de conduite automatisée, baptisé Robocar, qui permet de mener des essais en conditions réelles sur certains tronçons au Kirchberg.
Le gouvernement vise à mettre en œuvre cette stratégie dès 2028. Un échéancier qui tient la route à vos yeux ?
Un avant-projet de loi est annoncé pour fin 2025, voire début 2026. Ce premier texte ne couvrira peut-être pas encore les cinq cas d’usage retenus. On peut s’imaginer que, dans un premier temps, on se concentre sur les véhicules pour lesquels la réglementation et la technologie sont assez avancées. Je songe à la last mile mobility (NDLR : mobilité du dernier kilomètre), avec les navettes autonomes qui circulent à Belval et à Esch-sur-Alzette. Pour les robotaxis, le travail à fournir sera bien plus important.
Ce sont justement les robotaxis qui suscitent le plus grand intérêt. La ministre de la Mobilité, Yuriko Backes, ne compte pas ouvrir, dans l’immédiat, la porte à des véhicules du niveau 5, pleinement autonomes. S’agit-il d’une déception ?
Il faut d’abord savoir que les cinq niveaux d’autonomie sont moins rigides que l’on pourrait le croire. Aux États-Unis, les robotaxis qui circulent déjà en autonomie complète, sans conducteur à bord, sont classés au niveau 4. Il s’agit de véhicules qui sont toujours équipés d’un volant. Un opérateur peut intervenir en cas de besoin, la plupart du temps à distance.
Je pense que la ministre veut disposer, en 2028, d’un cadre pour faire circuler des robotaxis sans opérateur humain à bord
Le cadre légal envisagé pourrait-il donc aller plus loin qu’annoncé ?
Si nous réussissions à créer un cadre légal pour autoriser des véhicules du niveau d’autonomie 4, comme c’est le cas aux États-Unis et en Asie, il deviendrait possible de faire circuler des robotaxis sans opérateur. Je serais satisfait si nous arrivions à atteindre cet objectif. Le niveau 5 est encore souvent très théorique et idéalisé, mais n’est pas encore d’application dans les services de robotaxis déjà commercialisés.
Fin juillet, vous estimiez, dans nos colonnes, que l’exploitation de robotaxis n’est économiquement rentable que lorsqu’il n’y a plus d’opérateur humain assis à bord. Les conditions pour se lancer seront-elles remplies en 2028 ?
Même si elle s’est montrée prudente, je pense que la ministre veut aussi disposer, en 2028, d’un cadre réglementaire pour faire circuler des robotaxis sans opérateur humain à bord. Cela nécessite toutefois que certaines garanties soient apportées. On a, par exemple, besoin d’un téléguidage des véhicules. Le projet 5GDrive, mené par notre équipe de recherche UBIX, en collaboration avec Post Luxembourg et Ohmio (NDLR : le fournisseur néo-zélandais des navettes autonomes circulant à Belval), porte sur la mise en place d’un centre de contrôle à distance. Il est aussi très important de garantir la cybersécurité. Tout cela devra être ancré dans un texte de loi, mais j’ai bon espoir que l’on réussira à respecter l’échéance fixée.
Dans le même entretien, vous aviez justement souligné le besoin d’un cadre légal clair pour régler les questions de responsabilité et d’autres points sensibles en lien avec la conduite autonome. Est-ce que des réponses à ces questions se retrouvent dans la stratégie ?
Elle décrit de manière assez vague ce qui doit être inscrit dans un tel cadre légal. La question qui se pose effectivement est de savoir comment cela pourra fonctionner et qui va devoir assumer la responsabilité en cas d’incident. Je pense que ce vers quoi le gouvernement compte aller n’est pas encore à 100 % clair. Je suppose qu’il va s’inspirer du modèle américain. D’après mes informations, c’est l’exploitant qui assume la responsabilité principale. Et ce dernier doit négocier avec une compagnie d’assurances pour définir les types de prise en charge d’assurance.
Le gouvernement évoque une stratégie ambitieuse, qui a pour objectif de positionner le Luxembourg comme pionnier en matière de conduite automatisée en Europe. Cette perspective est-elle réaliste ?
On présente la stratégie ainsi, mais dans les faits, un déploiement de Waymo (NDLR : le service de robotaxis géré par Alphabet, filiale de Google) est en cours au Royaume-Uni. Il est vrai que le Royaume-Uni ne fait plus partie de l’UE. Or l’Allemagne dispose aussi d’un cadre qui régit la conduite automatisée sur certains tronçons d’autoroute, où le conducteur ne doit plus toucher le volant. Ils sont donc déjà plus avancés que nous. Par contre, le Luxembourg est le premier pays de l’UE à mettre en place une stratégie globale.
Il est donc toujours possible de prendre un temps d’avance sur d’autres pays ?
Il reste à réussir à tout mettre en œuvre aussi vite qu’annoncé. D’autres pays ne sont pas en reste. Dans le cadre de la récente mission économique aux Pays-Bas emmenée par le ministre Lex Delles, j’ai pu nouer l’un ou l’autre contact en marge de la visite de l’Automotive Campus d’Helmond, qui fait figure de pôle d’innovation de référence en matière de mobilité intelligente et durable.
Dans quels domaines le Luxembourg risque-t-il dès lors d’être doublé ?
Comme évoqué, certains cas d’usage, comme la last mile mobility, sont à portée de main. Sa mise en application est beaucoup moins complexe à gérer que le volet de la logistique. Pour les poids lourds, il existe notamment le platooning, où les camions forment un peloton en se suivant à courte distance et en communiquant entre eux grâce à des systèmes de conduite autonome. Les complexités sont tout à fait différentes, et je sais qu’en Europe on est encore très peu avancés dans ce domaine. Aux États-Unis, dans des déserts, on teste déjà des poids lourds pleinement autonomes.
Qu’en est-il de la conduite automatisée sur les autoroutes ?
Le gouvernement pourra s’inspirer assez facilement du modèle allemand. On pourrait envisager d’acquérir des véhicules qui sont déjà équipés de ce système et qui seraient directement opérationnels.
L’autre objectif de la stratégie est le développement d’un véritable écosystème dans le domaine de la conduite autonome. En tant que chercheur, comment jugez-vous le choix de l’Automobility Campus pour y créer un incubateur ?
Le site présente une série d’avantages. Pour ce qui est de la recherche, il nous manque des possibilités pour effectuer des tests de contrôle. L’Automobility Campus est donc intéressant dans la mesure où il se trouve à proximité du Centre de formation pour conducteurs (CFC) et du circuit de Goodyear. À côté du campus se trouve également un grand parking, anciennement utilisé par IEE (NDLR : société proposant des solutions novatrices de détection), qui pourrait être transformé en piste d’essai. Jusqu’à présent, on ne dispose que du circuit très limité autour du campus Kirchberg. En attendant, nous avons mis en place un partenariat avec CFC, très ouvert pour collaborer avec la recherche. On peut utiliser ses installations après la fin de ses cours de formation. C’est bien en été, où il fait jour plus longtemps, mais en hiver, cela devient plus compliqué. Il est donc positif de pouvoir disposer, à terme, d’autres solutions.
La présence de Pony.ai et Ohmio est-elle un signal positif pour le développement accéléré du secteur de la conduite automatisée au Luxembourg ?
Pony.ai voit le Luxembourg comme une rampe de lancement pour s’implanter durablement en Europe, d’autant plus que Waymo a refusé de venir, en raison d’un cadre légal européen encore trop fragmenté. La stratégie devra permettre à Pony.ai de mener des premiers tests commerciaux, car la société ne veut pas rester encore cinq ans sous une licence expérimentale. Pony.ai est quasiment prêt à lancer un premier service commercial de robotaxis, limité à certaines régions du pays. Le législateur est donc sous pression pour livrer un cadre adapté aux besoins du secteur.
La ministre Backes a noté, en marge de la conférence de presse, que les véhicules de Pony.ai ne reconnaissent pas encore les chantiers mobiles. S’agit-il d’une simple anecdote ou d’un vrai problème ?
Il ne s’agit de rien d’insurmontable. On a le même souci chez nous au Kirchberg. La cartographie doit être manuellement mise à jour si des chantiers s’ajoutent. Nous ne pouvons pas encore les reconnaître en temps réel. Mais automatiser cela est parfaitement réalisable d’un point de vue technique.