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[Reportage] Sur les traces de Julien Wanders, le « Kényan blanc »


Julien Wanders sera au départ, ce dimanche, de l'Escalade de Genève. (Photo : Thomas Gmür/ ATHLE.ch)

En stage à Iten, la Mecque de la course à pied, notre collaborateur Ismaël Bouchafra-Hennequin s’est mis à la recherche du champion franco-suisse Julien Wanders, recordman d’Europe du 10 km sur route (27’32¨). Un road trip dans les coulisses de l’élite du sport, parmi les meilleurs coureurs du monde.

 

« Karibu ! » (« Bienvenue ! ») Voici la fameuse arche, mythique, qui trône à l’entrée d’Iten. La franchir, c’est débuter un voyage initiatique, un séjour quasi monastique. (Photo : DR)

À l’entrée de la ville, la fameuse arche noir-rouge-vert surplombée du coq campe pour ainsi dire le décor. « Welcome to Iten, Home of Champions ». Cette petite localité kényane de la vallée du Rift, habitée par 4 000 âmes, nichée à 2 400 m d’altitude, est la destination privilégiée d’entraînement de l’élite mondiale des coureurs. Ici, on vit, mange et dort au rythme de la course à pied. Ici, tout le monde court ou presque.

Pas étonnant, donc, que le Suisse Julien Wanders (1,75 m, 56 kg), le tout frais recordman d’Europe du 10 km sur route (27’32¨ le 14 octobre à Durban), après plusieurs séjours, ait décidé d’y élire domicile. Cette terre ocre et rude colle parfaitement à la mentalité de ce bourreau de travail. « Go hard or go home », lâcherait alors malicieusement Bob Tahri. Car ici, on façonne son corps pour devenir un homme.

 

(Capture : Google maps)

(Capture : Google Maps)

Depuis notre première rencontre, en octobre 2015 – au Kenya, déjà –, Julien a bien progressé, franchi de nouveaux paliers. À l’époque, il n’avait que 19 ans et venait de remporter le titre de champion de France de cross juniors aux Mureaux. « Comme (Hassan) Chahdi en Élite, il avait survolé la course avec une foulée rythmée, fluide et légère », se remémore notre vieil ami Denis Contin, présent sur les lieux ce jour-là. Désormais, il fait partie du gratin mondial. Aspire à devenir le number one. Bref, il est passé du statut de curiosité à celui d’attraction, de phénomène.

Un athlète métissé, frêle, nous dit que Julien habite à cet endroit

Cette année, à mon arrivée à Iten, j’espérais secrètement pouvoir assister à une de ses séances. Le Groupe France (Bour, Moussaoui, Phelut, Pontier, Le Bihan) m’avait mis sur une piste… ou plutôt sa trace. Sa petite-amie kényane, Kolly, possède un fast-food dans le centre d’Iten : le Midland Cafe. Alors qu’on s’apprêtait avec Denis à revenir bredouille de notre recherche (beaucoup de gens nous ayant même répondu : « ‘Julian’ who ? »), je demande une énième fois à quelques coureurs en train de s’étirer au point de rassemblement du célèbre Lily’s group, près de la station-service. Là, un athlète métissé, frêle, au visage fin et allongé, ayant des faux airs d’Éthiopien, nous montre un arbre au loin et nous dit que Julien habite à cet endroit. Il nous propose de nous y emmener. Après avoir emprunté un petit passage entre deux magasins, il nous indique que la modeste demeure du champion se trouve ici. Juste là, sur notre gauche.

Une vue typique du Kenya, non loin des pistes d'entraînements (Photo : Ismaël Bouchafra).

Une vue typique de la vallée du Rift, non loin de la piste de Tambach. (Photo : Benjamin Adolphe)

Sans réfléchir, devant la porte, je lance un « Hey Julien ! ». Et là, comme par magie, « le Kényan blanc » apparaît. En toute simplicité. En minishort, débardeur, chaussettes. Derrière lui, j’aperçois un petit meuble qui croule de chaussures… de course à pied. Il est 17h15 et Julien semble soulagé, il vient de terminer sa dernière séance de la journée. Je lui explique qu’on est fan de ce qu’il fait et qu’on aimerait, si possible, voir une de ses séances à Tambach, la piste cendrée située à 1 900 m d’altitude. Pas sûr qu’il en fasse une avant son départ pour l’Europe, me glisse-t-il… Mais, gentiment, promet de me prévenir au cas où.

Demain, à 6h, Julien fait sa séance

Lundi 12 novembre, peu avant 7h, tout s’accélère. Le prometteur triathlète français Krilan Le Bihan m’envoie un message. « Demain, à 6h, Julien fait sa séance à Tambach : 6 x (5 x 400m). » Quelques heures plus tard, c’est le champion himself qui m’avertit. À événement exceptionnel, dispositif exceptionnel… Je suis obligé de changer mon fusil d’épaule et de zapper le fameux fartlek (1′-1′) du mardi matin à la jonction « Tairi Mbili » avec plus de 250 athlètes. Mais bon, le jeu en vaut la chandelle.

En Afrique, rien n’est simple et tout se mérite… Mardi, 6h, le jour se lève sur Iten. Panique à bord, pas de taxi à l’horizon… Denis, Benjamin (mes deux compères du Tahri Athletic Center), Japhet (mon lièvre) et moi décidons donc de marcher jusqu’à la route principale pour maximiser nos chances. Nous montons dans une voiture, direction le centre-ville, puis réussissons à prendre un matatu (minibus) pour Tambach. Une fois sur place, nous finissons le trajet à pied. Dans la descente, on franchit la grille au pas de course. On a peur de louper le début de la séance spé de Julien Wanders. Ouf, on arrive juste à temps, il vient de finir son échauffement. Florence Kiplagat, l’ancienne recordwoman du monde du semi-marathon, débarquera elle quelques minutes plus tard.

 


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Again and again #workinprogress

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Casquette noire sur le crâne, t-shirt turquoise, cuissard, Nike Vaporfly aux pieds, le Genevois a le masque. C’est sa dernière grosse séance avant d’aller défendre son titre à la Corrida bulloise, samedi. Onze Kényans de son groupe d’entraînement sont là pour assurer le tempo. C’est ce qu’on appelle sa garde rapprochée, ses compagnons de galère, ses frères. Le couloir 1 de la piste est momentanément occupé (« busy »). Muni de son oreillette Bluetooth, Kandi, son homme à tout faire, veille au grain. Objectif : « tourner » les 400 en 63¨-64¨. 40 secondes de récup sont prévues entre les répétitions, 4 minutes de repos entre les blocs. En dépit de ses 22 ans, on sent vraiment que Julien est le boss, le patron, le chef de la meute. Que les autres l’écoutent, le respectent. C’est lui, par exemple, qui donne les instructions avant, qui recadre pendant si besoin. Si le coureur devant lui (Julien occupera au pire la deuxième position durant la séance, preuve qu’il sait prendre ses responsabilités) part trop vite, trop lentement.

Gestuelle quasi parfaite, précision d’horloger

Devant nous, c’est comme si on assistait à un ballet, tellement la mécanique semble bien huilée. Les tours s’enchaînent à un rythme effréné, on se délecte des foulées, de cette gestuelle quasi parfaite, de cette précision d’horloger. Mais la vérité, c’est que ça charbonne sec ! Comme dans les cols du Tour de France, la sélection se fait par l’arrière… Jusqu’à ce qu’ils ne soient plus qu’une poignée à pouvoir l’accompagner. Avant que Julien ne prenne irrémédiablement son envol… et termine le travail seul, bouclant sa dernière « rép » sous la minute. En costaud.

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À 23 km/h, à la force de ses mollets, Julien court pour s’écrire un destin. (Photo : Benjamin Adolphe)

En le regardant courir, au-delà des chronos et de l’impression d’aisance qui s’en dégage, ce qui est super impressionnant, c’est qu’il ne laisse rien transparaître. Julien réussit à rester dans sa bulle, « focus » tout au long de sa séance. Pro, sérieux, appliqué. Comme s’il s’était transformé en Super Guerrier, et qu’il cherchait à mobiliser toutes ses forces. Pas le genre à se laisser distraire par une vache, un mouton, une chèvre qui traverse la piste ou les « how are you ? » des enfants, le « Muzungu »*  ! Même pendant la récupération… Ses yeux affichent une détermination sans faille et sa mâchoire serrée semble, elle, vouloir dire qu’il est prêt à repartir au combat. « Je suis concentré car il faut gérer la souffrance », m’expliquera sobrement après coup Julien.

Deux jours plus tard, il s’envolait pour l’Europe… Voici venu le temps des corridas. Pendant un mois et demi, Julien va enchaîner les courses. C’est plutôt bien parti puisqu’il a signé deux victoires convaincantes, respectivement à Bulle et Bâle. Ce dimanche, il sera au départ de l’Escalade de Genève, sa course fétiche. Puis ce sera au tour de la corrida de Houilles (30 décembre)… Avant d’essayer, en début d’année (le 8 février à Ras al-Khaimah, EAU), de claquer un gros chrono sur le semi-marathon.

Et s’il oubliait un jour pourquoi il est là, ici-bas, il n’aurait qu’à regarder le mot inscrit sur le bracelet aux couleurs du Kenya à son poignet : « Kimbia »** !

Ismaël Bouchafra-Hennequin

* « Muzungu » veut dire « l’homme blanc » en swahili.

** « Kimbia » signifie « courir » en swahili. « Labat » est l’équivalent en kalenjin.

Livestream de l’Escalade de Genève sur ATHLE.ch ce dimanche dès 13h30 (Facebook+site). Départ de la course Élite hommes à 14h30.