Le cofondateur de la Friddens- a Solidaritéitsplattform estime que le débat mené sur la Russie est empreint d’«hystérie». L’Europe serait, même sans les États-Unis, assez forte pour contrer l’armée russe. La diplomatie devrait reprendre le dessus.
Pacifiste de longue date, Raymond Becker suit de très près l’évolution de la guerre en Ukraine. Il salue la récente initiative américaine visant à engager des négociations de paix, mais se montre très critique à l’égard du président Donald Trump. La Chine devrait, à ses yeux, aussi s’engager davantage dans le processus. Mais quelle que soit l’issue des tractations, «les Ukrainiens devront juger si les conditions sont correctes et acceptables».
Dans un contexte géopolitique tendu, la marche de Pâques a attiré davantage de monde cette année que par le passé. Est-ce un signe positif ou cette évolution est-elle triste ?
Raymond Becker : En fin de compte, c’est quand même triste. L’idéal serait que l’on n’ait plus besoin de marches de Pâques pour manifester contre la guerre et pour promouvoir la paix. On pourrait fêter Pâques différemment, peut-être aussi avec une marche, mais avec d’autres thèmes qui seraient mis en avant, comme nous l’avons fait cette année, en défendant également l’équité, la tolérance et la diversité.
Faut-il s’inquiéter des évolutions géopolitiques auxquelles l’Europe et le monde sont confrontés ?
Cela doit certainement nous inquiéter. En Europe, on se fait désormais accabler par deux camps, avec d’un côté un président américain erratique qui démantèle de manière radicale les fondations de la plus vieille démocratie au monde. À l’instar de nombreux analystes, il faut très clairement dire qu’il promeut des idées fascistoïdes. Cette évolution a aussi des répercussions sur nous. De l’autre côté, on est confronté à un autocrate brutal. Il faut faire attention à comment y faire face en tant qu’Européens. La seule réponse à l’échelle politique doit être une Union européenne plus forte.
Malgré les critiques que vous venez de formuler, le président Trump a lancé une initiative en faveur de la paix en Ukraine. Comment voyez-vous ces efforts diplomatiques ?
À la base, il est toujours bon de se parler. On ne peut donc pas condamner cette initiative. Le problème est de savoir si ce dealmaker poursuit la bonne approche diplomatique pour obtenir des négociations et aussi conclure un accord de paix. Je tiens clairement à souligner que le peuple ukrainien doit approuver les résultats qui sortiraient d’un tel accord. Les Ukrainiens devront juger si les conditions sont correctes et acceptables.
Votre plateforme pacifiste est donc opposée à une paix imposée à Kiev ?
Il ne peut pas en être question. Mais, comme je le dis toujours, des négociations de paix ne sont pas menées entre deux anges. Chacun se montre impitoyable pour défendre ses intérêts. On le voit dans les tractations engagées. Le chemin vers la paix est un long processus. Fanfaronner en disant mettre fin à la guerre en 24 heures est complètement absurde. Mener de telles négociations est extrêmement compliqué. Il faut se donner le temps nécessaire. Il est aussi important de pouvoir se mettre à la place de l’autre pour mieux comprendre ses intentions.
La diplomatie est donc la seule clé pour mettre fin à cette guerre d’agression ?
Nous soutenons pleinement la Charte des Nations unies, ce qui fait que l’on n’est pas des pacifistes purs et durs. On reconnaît le droit d’un pays à la légitime défense, avec le soutien d’autres pays. Il s’avère toutefois que les initiatives diplomatiques, ancrées dans cette même charte, n’ont pas été suffisamment soutenues. De nos jours, les guerres ne sont plus résolues par des moyens militaires. Mettre fin à des conflits armés n’est possible que par des canaux diplomatiques et politiques. C’est le cas en Ukraine et, même si c’est très compliqué, ce sera aussi le cas à Gaza.
Pour l’instant, la Russie ne semble même pas disposée à accepter un cessez-le-feu temporaire, que l’Ukraine est prête à instaurer sans conditions préalables. Comment donc forcer Vladimir Poutine à engager une vraie négociation ?
Selon moi, l’UE a fait une erreur capitale en n’ayant pas exercé plus de pression pour faire respecter l’accord Minsk II (NDLR : signé en février 2015 avec pour objectif de mettre fin à la guerre dans le Donbass). Ce qui est désormais important est de ne pas se limiter à l’Ukraine, mais d’élargir l’horizon géopolitique. Il faut vraiment impliquer davantage les pays du BRICS (NDLR : en plus de la Russie, du Brésil, de l’Inde, de la Chine et de l’Afrique du Sud). Certains d’entre eux ont déjà formulé des propositions. Les inclure dans le processus permettra d’augmenter encore la pression sur le président russe. Si le président chinois Xi l’invite, Vladimir Poutine va venir s’asseoir à la table. On ne doit également pas oublier, peu importe la situation actuelle, que l’ordre de paix européen ne pourra pas se faire sans la Russie.
Ne voyez-vous pas le risque que Donald Trump fasse trop de concessions à Vladimir Poutine, au détriment de l’Ukraine ? Ou autrement formulé : sera-t-il incontournable que Kiev cède des territoires à l’agresseur russe ?
Il ne nous revient pas de donner des conseils. Avant sa mort, Henry Kissinger (NDLR : ancien secrétaire d’État américain et prix Nobel de la paix, mort à 100 ans en novembre 2023) avait estimé que l’Ukraine devait céder le Donbass et la Crimée à la Russie. Il a subi de lourdes critiques pour cette proposition. Pour moi, la seule chose à faire est d’arrêter la discussion sur une adhésion de l’Ukraine à l’OTAN. Il est très évident qu’il faut donner des garanties de sécurité aux Ukrainiens, peut-être en intégrant le pays à l’UE, mais sans rien précipiter. Kiev devra toutefois pleinement respecter les critères d’adhésion qui sont d’application pour chaque candidat.
Les Européens et l’OTAN clament que Kiev doit se retrouver en position de force pour entamer des négociations avec le Kremlin. Les livraisons d’armes se poursuivent. L’envoi de troupes européennes en Ukraine afin de sécuriser un éventuel accord de paix est envisagé.
Si l’on reste engagé dans cette voie, la guerre va perdurer, et risque même de s’étendre, avec des dizaines de milliers de morts. Il existe deux choix : tout miser sur la force militaire ou opter pour la voie diplomatique et politique. Nous sommes clairement en faveur de cette dernière option.
Les affirmations selon lesquelles on va vivre le dernier été en paix sont complètement insensées
Mais ne partagez-vous pas l’analyse selon laquelle la Russie constitue une menace pour l’Europe ?
Nous menons pour l’instant un débat hystérique. On parle armement, armement, armement. Je n’arrive plus à saisir les chiffres annoncés, les milliards d’euros qui seront investis, alors qu’on aurait besoin de cet argent pour d’autres causes, comme la lutte contre le changement climatique. Il nous faut souffler un peu, et parler sur la base de faits. Prenons le rapport annuel de l’Institut international d’études stratégiques, basé à Londres. Un de ses constats est que l’OTAN, même sans l’appui des États-Unis, dispose, dans la plupart des domaines, de moyens militaires plus importants que la Russie. Il existe bien des faiblesses, notamment le manque de coordination interne, mais il faut tenir compte de cette analyse objective.
Pourtant, ne faut-il pas craindre une attaque russe contre les pays baltes ou la Pologne, comme le prédisent des observateurs ?
La Russie est un danger, mais, selon moi, un danger maîtrisable d’un point de vue militaire. Les membres européens de l’OTAN sont suffisamment forts pour riposter. Il ne faut pas faire comme si on était dépourvu de moyens. Les affirmations de certains historiens militaires qui prédisent que l’on va vivre cette année le dernier été en paix sont complètement insensées. Les négociations pour un désarmement, y compris nucléaire, doivent reprendre. Nous n’avons pas d’autre choix. Il faut se poser la question suivante : quel monde veut-on laisser à nos enfants?
De longue date, votre plateforme réclame d’ailleurs le retrait des bombes nucléaires américaines stationnées dans la base aérienne de Büchel, à 130 km du Luxembourg. Cela n’affaiblirait-il pas la capacité de défense de l’Europe occidentale, sachant que Vladimir Poutine n’hésite pas à agiter la menace nucléaire ?
Comme le prône l’ONU, le désarmement nucléaire doit rester une priorité absolue. Il faut y travailler. Si une guerre nucléaire éclate, ce sera la fin du monde. Le problème est que l’on n’est pas loin du gouffre. Dans le conflit ukrainien, il n’est pas à exclure qu’un camp décide de lancer une bombe nucléaire de nouvelle génération, qui permet de frapper une cible avec plus de précision. Ce qui peut permettre une avancée militaire à court terme va déclencher une escalade invraisemblable. Il faut se rappeler que la Russie a déjà attaqué l’Ukraine avec un missile balistique conçu pour emporter des têtes nucléaires…
Plus globalement, vous dites oui à la capacité de paix et non à la capacité de guerre. Peut-on comparer ce slogan à ce qu’avance notamment la ministre de la Défense, Yuriko Backes, qui clame que le réarmement ne doit pas servir à mener une guerre, mais à l’éviter ?
Pour se réarmer, vous devez produire des armes. Et je ne crois pas que ces armes vont uniquement être stockées. Elles seront aussi employées. Nous sommes en faveur d’une politique sécuritaire qui doit avoir pour objectif la défense et non pas le développement d’une stratégie offensive. L’OTAN commence à ne plus se contenter d’être une alliance de défense. En tant que pacifiste, je suis favorable à ce que l’on n’ait plus besoin à l’avenir de telles alliances de défense ou militaires.
L’OTAN doit-elle être dissoute ?
Beaucoup de gens applaudiraient, mais il faut se demander quel serait l’apport d’une dissolution de l’OTAN. On est bien opposé à des alliances militaires, mais il est important de savoir comment procéder pour les dissoudre. Selon nous, cela sera seulement possible par un désarmement progressif et des mesures visant à renforcer la confiance entre les États.
Vous réclamez que le Luxembourg prenne le rôle d’un pacificateur. Quelles sont les attentes que vous placez dans le gouvernement ?
Le Luxembourg a souvent été un bâtisseur de ponts à l’intérieur de l’UE. Cela vaut aussi pour l’ONU. Le Grand-Duché doit se positionner comme un leader pour initier et mener à bien une réforme des Nations unies. Mais il ne faut pas croire que cela se fera du jour au lendemain. Ce serait un beau cadeau pour le centenaire de l’ONU, en 2045, si l’on parvient à construire un système où la communauté internationale serait davantage unie que divisée par des conflits.

État civil. Raymond Becker est né en 1953. Il vit en couple et est père de trois enfants.
Formation. Il clame être un autodidacte.
Carrière professionnelle. Raymond Becker a travaillé au ministère d’État, notamment sous les ordres des Premiers ministres Jacques Santer et Jean-Claude Juncker. Il est aujourd’hui retraité.
Politique. Entre 1982 et 1996, Raymond Becker était échevin, pour le compte du LSAP, au conseil communal de Roeser. Parti chez déi gréng, il a aussi siégé de 2011 à 2017 au conseil communal d’Echternach.
Friddens- a Solidaritéitsplattform. Pacifiste de longue date, Raymond Becker figure parmi les cofondateurs de la plateforme nationale s’engageant pour la paix et la solidarité. L’association est gérée par une équipe de coordination.