La représentation picturale de paysages peut-elle symboliser une réalité météorologique et être un indicateur fiable du changement climatique ? C’est pour répondre à cette étonnante question qu’Alexis Metzger, géo-historien, se tourne vers les artistes du passé.
Des températures qui grimpent, des pluies qui ne s’arrêtent pas, des littoraux qui s’érodent et des saisons qui ne se ressemblent plus d’une année sur l’autre… Aujourd’hui, le climat et ses inquiétants soubresauts sont étudiés à la loupe, disséqués, interprétés, comparés. Des bouleversements relayés aussi par les artistes, comme ce fut déjà le cas dans le passé, particulièrement depuis le XVIIe siècle et l’essor de la peinture de paysage. Seulement, il y a 400 ans, les outils scientifiques permettant de mesurer précisément les changements météorologiques n’existaient pas encore.
D’où cette surprenante question : est-il envisageable de s’appuyer sur des œuvres d’art, par essence subjectives, pour essayer de reconstruire l’évolution d’un paysage, d’un climat ? Alexis Metzger, invité à en discuter par la Villa Vauban – qui, rappelons-le, expose John Constable (1776-1837), l’un des peintres les plus célèbres d’Angleterre et spécialiste des ciels nuageux – tempère : «C’est toujours une question d’équilibre entre ce qui est de l’ordre de la représentation et la réalité». Avant d’ajouter : «Même si une œuvre est liée à un artiste, on peut l’interpréter comme un indice climatique !».
Dans la neige avec les Néerlandais
C’était d’ailleurs le sujet de la conférence de ce géographe et géo-historien de l’environnement, du climat et des risques, la semaine dernière au Cercle Cité. Lui-même s’est attaché, durant sa thèse universitaire, à décrypter les hivers croqués durant l’âge d’or de la peinture néerlandaise, afin d’y déceler ce qui est juste (d’un point de vue scientifique) et ce qui est faux. Et ce n’est pas la matière qui manque : les maîtres de la Renaissance en ont fait leur spécialité, de Pieter Brueghel l’Ancien à Hendrick Avercamp. Alexis Metzger, selon ses aveux, a scruté en détail «500 à 600 tableaux» à la thématique récurrente : des fleuves gelés et des vallées enneigées avec, dessus, enfants et familles faisant du patin à glace.
Sur l’œuvre Attraper l’anguille de Salomon van Ruysdael (1650), l’enseignant à l’École de la nature et du paysage (INSA, Blois, France) décortique les nuages pour y déceler des stratus, ceux qu’on retrouve lors des temps humides. «Ça note l’avancée d’un front froid. C’est cohérent!», dit-il. Ce n’est pas le cas de toutes les peintures, surtout si on les compare aux sources laissées par les «météophiles» qui répertoriaient quotidiennement le temps qu’il faisait. C’est le cas de ce pasteur qui, entre 1594 et 1612, a scrupuleusement noté sur son carnet les évolutions climatiques.
Sous la chaleur du «Dust Bowl»
Au cœur de la période dite du «petit âge glaciaire» (début XIVe, milieu XIXe siècle), les hivers froids étaient-ils alors si récurrents ? Sûrement, mais à des fréquences diverses, selon Alexis Metzger. Mieux, les périodes de gel sans pluie ne représentaient que 16,8 % des conditions thermométriques observées, alors que la peinture néerlandaise reste «figée» sur cette représentation. «C’est un miroir déformant», poursuit le géo-historien, et une toile comme Paysage d’hiver avec patineurs (1608) d’Avercamp, une «vue de l’esprit». Ou selon son hypothèse, une image d’Épinal visant à montrer les Pays-Bas comme un pays en essor, «apaisé et fédérateur».
D’autres exemples, plus récents ceux-là, s’approchent eux d’une réalité mieux connue (ou authentifiée), comme l’œuvre d’Alexandre Hogue, peintre américain évoquant les ravages de la période dite du «Dust Bowl», abordée notamment dans le roman The Grapes of Wrath de John Steinbeck ou encore «The Bitter Years» d’Edward Steichen. Et pour cause, «il rendait régulièrement visite à son beau-frère en Oklahoma», précise Alexis Metzger. Ses tableaux, d’une beauté «saisissante», témoignent des problèmes écologiques, sociaux et politiques qu’ont connus les États-Unis dans les années 30, entre sécheresse, tempêtes de poussière et surexploitation des terres agricoles.
Dans les eaux «montantes» de Venise
Dans son analyse détaillée, l’enseignant n’oublie pas deux autres phénomènes qui inquiètent : la montée des eaux et la fonte des glaciers. Pour ce qui est du premier, il se base sur les études de Dario Camuffo pour souligner le réchauffement climatique en marche depuis plusieurs siècles. Ce dernier, climatologue et physicien, s’est penché sur le niveau de la mer à Venise d’après l’œuvre picturale de Véronèse, Canaletto et Bellotto. «Elle est d’un réalisme sans filtre», soutient Alexis Metzger, grâce à l’usage de la «camera obscura» («chambre noire» en latin) d’une précision remarquable.
Qu’observe-t-on alors ? Qu’en regardant les «peintures différemment», on découvre en arrière-plan les palais vénitiens dont les marches sont couvertes d’algues, ce qui permet de situer la hauteur de l’eau (alors que le marégraphe n’existait pas) – et de la comparer aux mesures récentes. On y remarque aussi toutes ces taches noires visibles sur les constructions et les monuments, ce qui donne une idée précise de la pollution atmosphérique à Venise avant l’utilisation du charbon, introduit en 1852 seulement.
Il en est de même pour la Mer de Glace en Haute-Savoie, dont la fonte progressive est mesurable à travers les tableaux qu’en ont fait Charles François Jalabert (en 1777), Anton Winterlin (1850) et Eugène Viollet-le-Duc (1874). «Elle a perdu quelque deux kilomètres du milieu du XIXe siècle à aujourd’hui !», s’alarme Alexis Metzger, dont l’étude aurait pu aussi porter sur l’érosion des rivages de Bretagne (à travers les toiles marines et cartes postales de la fin du XIXe siècle) ou sur la biodiversité. Le constat aurait en tout cas été le même : l’art n’est pas une «science» exacte, mais les artistes du passé se révèlent parfois utiles pour appréhender les évolutions environnementales et climatiques.