Alors que la Coupe du monde de football débute ce dimanche, les ONG ne relâchent pas la pression sur Doha et la FIFA, réclamant une indemnisation pour les centaines de milliers de travailleurs immigrés victimes d’abus.
Impossible de savoir combien d’entre eux y ont laissé la vie. Ouvriers sur les chantiers, paysagistes, agents d’accueil, de sécurité ou d’entretien : des millions de travailleurs immigrés ont afflué en terres qatariennes ces douze dernières années, recrutés par le petit émirat du Golfe pour faire de la Coupe du monde de football 2022 une réussite.
Mais soumis à un code du travail archaïque, ces hommes pauvres, venus du Sri Lanka, du Bangladesh, du Népal, d’Inde, du Pakistan, du Kenya ou encore des Philippines, ont subi des traitements indignes, comparables à de l’esclavage moderne selon les ONG, et beaucoup n’ont pas survécu.
La seule estimation disponible date de 2021 : une enquête du Guardian auprès des autorités de plusieurs pays pourvoyeurs de main-d’œuvre dénombrait alors au moins 6 500 morts. Des chiffres en deçà de la réalité, et pour cause : «Simplement se rendre au Qatar est extrêmement difficile. Accéder à l’information l’est encore plus. Si bien qu’il est impossible de connaître le nombre exact de décès», déplore Olivier Pirot, directeur d’Amnesty international Luxembourg.
Des avancées ont bien eu lieu, mais elles ne sont pas suffisantes
Pourtant, dès 2013, ONG, syndicats et journalistes, alertent sur les violations des droits humains qui s’étendent dans l’ombre des stades en construction. Loin de l’eldorado espéré, ces travailleurs se retrouvent étranglés par les dettes, avant même de commencer leur mission : «Ils doivent s’acquitter de frais de recrutement allant de 1 000 à 3 000 euros», indique Olivier Pirot.
«Un mécanisme qui s’apparente à du travail forcé, dans le sens où la tâche est exercée sous la contrainte ou la menace d’une sanction», précise-t-il, tandis qu’Amnesty International relate la situation intenable d’employés du secteur de la sécurité, privés de jours de repos et menacés de suppression de leur droit de séjour.
En plus du rythme de travail effréné, ces hommes subissent des retards de salaire de plusieurs mois, et sont otages du système de la kafala qui prévoit la mise sous tutelle de tout travailleur étranger par son employeur. L’ONG relève aussi de multiples atteintes aux droits humains : «Violences morales, violences physiques, cas d’exploitation sexuelle… la liste est longue. C’est tout un système qui conduit à ces abus», décrit Olivier Pirot.
Il faut attendre 2017 pour que l’Organisation internationale du travail (OIT), saisie d’une plainte des syndicats internationaux en 2014, ouvre un bureau à Doha et arrache un accord aux autorités : «Là, le Qatar s’est engagé sur l’amélioration des conditions de travail, la mise en place d’un système de justice pour les victimes d’abus, et l’autorisation des syndicats. Ces réformes sont en cours», reconnaît le directeur, «mais c’est très lent».
«Si le salaire mensuel minimum qatarien atteint désormais 275 dollars, pour 48 heures de travail étalées sur six jours, pour ces travailleurs exploités, on en est encore très loin», assure-t-il, regrettant qu’aucune mesure ne soit prise concernant les abus perpétrés ces dernières années. «Rien n’est fait pour soutenir les familles des disparus, plongées dans la misère.»
D’où le lancement de la campagne #PayUpFIFA pour la création d’un fonds spécial d’indemnisation à hauteur de 440 millions de dollars – équivalent à l’enveloppe globale des dotations prévue par la FIFA pour sa compétition.
Et au-delà d’une réparation financière, Amnesty International plaide pour un programme d’action de la part des autorités, en faveur de la protection des travailleurs : «On n’a jamais demandé le boycott de cette Coupe du monde. Ce qu’on souhaite, c’est l’utiliser comme levier pour changer durablement les choses», explique Olivier Pirot.
Aujourd’hui, si un certain nombre de changements législatifs ont été fixés sur le papier, leur application tarde, au détriment des deux millions de travailleurs immigrés que compte la péninsule. «Les salaires continuent de ne pas être payés, sans parler des heures supplémentaires, les employés travaillent sept jours sur sept, et les patrons leur refusent souvent tout congé», rapporte Olivier Pirot.
73 % du public favorable à une indemnisation
Pour Amnesty International, l’institut YouGov a interrogé 17 477 adultes à propos de la campagne #PayUpFIFA en Argentine, en Belgique, au Danemark, en Espagne, aux États-Unis, en Finlande, en France, en Allemagne, au Kenya, au Mexique, au Maroc, en Norvège, aux Pays-Bas, au Royaume-Uni et en Suisse.
Parmi les sondés, 73 % se déclarent favorables à ce que la FIFA utilise une partie des recettes générées par ce Mondial 2022 pour indemniser les travailleurs migrants qui ont souffert pendant la préparation du tournoi. Le plus fort soutien vient du Kenya (93 %), mais aussi du Mexique, un des pays hôtes de la Coupe du monde 2026, d’Espagne, d’Argentine ou encore de Suisse.
Et parmi les personnes susceptibles de regarder la Coupe du monde, le soutien à cette initiative monte à plus de 80 % dans 11 des 15 pays. Seuls 10 % des personnes interrogées disent s’opposer à une indemnisation, 17 % n’ayant pas d’opinion.
Plus des deux tiers (67 %) du public pensent aussi que leurs associations de football nationales devraient s’exprimer publiquement au sujet des problèmes en matière de droits humains liés à la Coupe du monde organisée au Qatar.
«Des avancées ont bien eu lieu, mais elles ne sont pas suffisantes. Et nous craignons surtout une marche arrière, une fois les projecteurs de la Coupe du monde éteints», confie-t-il. Les autorités auraient intensifié la surveillance et les contrôles – plus de 33 000 en 2021 – mais selon les ONG, les entreprises seraient prévenues à l’avance de ces inspections «surprise».
Avec l’ouverture d’une plateforme en ligne par l’OIT en 2021, le nombre de plaintes de la part des travailleurs – essentiellement pour non-paiement des salaires – a d’ailleurs doublé en un an, dépassant les 34 000 réclamations.
Des manquements documentés par Amnesty International, qui parle de «promesses non tenues» dans son dernier rapport. «Ce qu’on demande, c’est un plan d’action pour combler les lacunes qui perdurent : enquêter sur les morts inexpliquées, appliquer et consolider les protections relatives au droit du travail, accroître le pouvoir d’action des travailleurs, veiller au versement des salaires, et garantir l’accès à la justice», conclut Olivier Pirot.
#PayUpFIFA : 440 millions de dollars réclamés
Lancée par une coalition d’organisations de défense des droits humains, dont Amnesty International et Human Rights Watch, la campagne #PayUpFIFA veut amener la fédération internationale de football et le Qatar à accorder des réparations aux victimes. Pour Olivier Pirot, «l’erreur de la FIFA a été d’accorder la Coupe du monde au Qatar, sans aucune condition d’amélioration de la protection des droits des travailleurs».
L’ONG estime que la fédération internationale de football doit aujourd’hui mettre la main à la poche à hauteur de 440 millions de dollars pour réparer les souffrances causées aux travailleurs immigrés recrutés dans tous les secteurs pour préparer cette Coupe du monde. Ce qui ne devrait pas être trop difficile, étant donné que «l’organisation réalisera un bénéfice de plus de 6 milliards de dollars grâce au tournoi, et dispose de plus de 1,6 milliard de dollars de réserves».
D’après un sondage d’Amnesty International dans une quinzaine de pays, près des trois quarts (73 %) du public interrogé souhaitent voir la FIFA indemniser les travailleurs qui ont souffert et leur famille. Une part qui grimpe à 84 % chez les personnes qui ont prévu de regarder au moins un match.
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