Le très contesté projet de construction d’une usine de yaourt grec entre Bettembourg et Dudelange continue d’interpeller l’élue verte Josée Lorsché. Elle se dit «intriguée» par les propos du ministre Fayot.
L’ancien ministre de l’Économie, Étienne Schneider, affichait un large sourire le 28 juillet 2016. Assis aux côtés des patrons de Fage, l’élu socialiste annonçait fièrement le projet d’installation d’une usine du géant du yaourt grec dans la zone industrielle Wolser, située entre Bettembourg et Dudelange. Un investissement de 100 millions d’euros et la création d’une centaine d’emplois formaient le contour du projet, qualifié d’activité économique «à haute valeur ajoutée» qui «mérite d’être soutenue de manière proactive».
Ce soutien proactif continue d’interpeller Josée Lorsché. «Sur la base de quels critères une entreprise peut-elle être dotée d’un tel statut? Où se situe le mérite de ce projet?», s’interroge l’échevine de Bettembourg et députée déi gréng. Dès le départ, le dossier aurait manqué de cohérence. «Je me souviens très bien. À l’été 2016, le tout premier classeur ayant trait à ce projet a atterri sur mon bureau à la commune. Il contenait pas mal d’erreurs de forme et se référait à la déclaration gouvernementale de l’ancienne majorité », retrace Josée Lorsché, évoquant «une histoire bizarre». L’échevine s’est rapidement concertée avec le bourgmestre Laurent Zeimet et ses collègues échevins pour émettre un premier avis critique. «De plus amples détails nous ont été soumis au fil des années 2017 et 2018. Mais l’attitude critique du collège échevinal n’a jamais changé», poursuit l’élue déi gréng. Son parti forme depuis 2011 une coalition avec le CSV et le DP à Bettembourg.
Une production de 80 000 tonnes de yaourt
Alors que la procédure d’autorisation entre dans sa phase décisive, la commune juge toujours que «le projet d’installation et d’exploitation d’une usine agroindustrielle de production de 80 000 000 kg par an de yaourt grec représente une envergure résolument démesurée». L’appel «à reconsidérer les maintes implications négatives que cette entreprise risque d’engendrer» adressé au gouvernement risque toutefois de ne pas être entendu. Interrogé par RTL en fin de semaine dernière, Franz Fayot, le successeur d’Étienne Schneider, a estimé que « le débat sur la pertinence de l’installation de cette usine aurait dû être mené il y a quatre ans ». Cette prise de position est venue compléter la réponse écrite que le nouveau ministre de l’Économie a formulée en réponse à une question parlementaire de Josée Lorsché.
Contactée mardi, la députée se dit «intriguée» par les propos de Franz Fayot. «Je tiens à clarifier les choses une bonne fois pour toutes. Je n’ai jamais été en faveur de ce projet. En tant que députée, je n’ai à aucun moment eu à traiter ce projet. Aucune loi n’a été votée. La compétence revient au seul ministre de l’Économie », souligne Josée Lorsché. Le fait de former au niveau national une coalition avec le DP et le LSAP ne l’empêcherait pas de prendre position contre l’usine Fage. La députée vient donc d’interpeller une troisième fois le ministre de l’Économie, qui s’appelle désormais Franz Fayot. «Sa réponse rapide démontre que le dossier a un certain poids», fait-elle remarquer. Interpellé sur le soutien proactif accordé à Fage, le ministre confirme que l’État investit dans la «viabilisation» des zones d’activités économiques (ZAE) nationales. Les coûts d’infrastructure (routes, conduites d’approvisionnement en eau, électricité et gaz) sont payés par la main publique. Dans ce contexte, le ministère prendra en charge la construction d’un canal d’évacuation des eaux résiduaires vers l’Alzette, estimée à 1,2 million d’euros.
«L’eau est une ressource épuisable»
Malgré la précision que «cela aurait été fait pour toute entreprise qui se trouve dans une situation similaire», Josée Lorsché estime que «la question de l’égalité de traitement se pose». L’échevine s’explique: « Si l’on considère que la gestion de l’eau dans une ZAE est prise en charge par l’État, il faut se poser la question de savoir pourquoi les bassins de rétention restent à la charge des entreprises. Où se termine l’investissement public et où commence l’investissement privé? » Elle se demande en outre pourquoi «une entreprise avec un mode de production si exceptionnel bénéficie du financement d’un tel canal».
La vente du terrain de 15 ha à Fage pour 30 millions d’euros est un autre point de critique majeur. «Encore une fois : quel est le critère qui explique pourquoi Fage a pu acquérir ce terrain alors qu’en règle générale un droit de superficie est accordé aux entreprises s’installant dans les ZAE? Et pourquoi le terrain a été vendu si l’État garde un droit de préemption en cas d’abandon du projet? Ce n’est pas logique.»
Josée Lorsché termine sur l’aspect environnemental, largement traité dans l’avis de la commune de Bettembourg. Le besoin en eau de l’usine, qui pourrait atteindre l’équivalent de celui de 26 000 habitants, incite l’échevine à rappeler «que l’eau est une ressource épuisable». L’augmentation de la capacité pour tenir compte de la hausse de la population dans le Sud ne doit pas être absorbée par le producteur grec à lui tout seul.
David Marques
«80 camions et 300 véhicules par jour»
Contrairement à son voisin Bettembourg, la Ville de Dudelange (photo) émet un avis plus favorable sur l’implantation de l’usine. Le 28 août, le collège échevinal s’est décidé «d’un commun accord à accorder l’autorisation» pour la réalisation du projet. Cette décision a valu des reproches de corruption à l’équipe du bourgmestre Dan Biancalana. Sur le compte Facebook du Parti pirate de Dudelange, un internaute a évoqué le fait que les édiles avaient bénéficié «d’enveloppes» émanant de Fage. Le bourgmestre n’a pas tardé à mettre en demeure la personne concernée. En l’absence d’excuses, la commune compte signaler ces propos considérés diffamatoires à la justice.
Au-delà de cet épisode, l’avis positif n’est pas un chèque en blanc accordé à Fage. La commune s’inquiète ainsi du trafic qui sera généré par l’usine : «Une estimation du trafic au stade de fonctionnement optimal de l’usine atteint 80 camions et près de 300 véhicules légers sur site chaque jour.» Dans ce contexte, la commune «regrette qu’aucune étude de faisabilité portant sur un approvisionnement et/ou des expéditions par la voie ferrée existante (CFL multimodal) n’ait été menée». L’avis du collège échevinal s’inquiète aussi du «risque lié à une dispersion toxique». La zone de danger immédiat est estimée à 3,1 km autour de l’usine et concernerait donc «de très nombreuses zones résidentielles jusqu’à Dudelange».
«Une envergure résolument démesurée»
La conclusion du collège échevinal de Bettembourg est sans équivoque : «Le projet d’installation et d’exploitation d’une usine agroindustrielle de production de 80 000 000 kg par an de yaourt grec représente une envergure résolument démesurée.» Malgré tout, l’échevine Josée Lorsché reste réaliste : «Il n’est pas si simple de stopper le projet.» La procédure d’autorisation étant enclenchée, «on est obligé de respecter l’État de droit. On ne peut pas changer les règles pour un cas particulier», ajoute l’élue verte. Il s’agit du seul point de convergence avec les explications fournies par le ministre de l’Économie, Franz Fayot. La commune n’est cependant pas prête à s’avouer battue. «Il reste à vérifier si le projet respecte toutes les directives européennes. Il faut aussi attendre le rapport de la Cour des comptes sur la vente du terrain à Fage», avance Josée Lorsché.
Production «non durable»
L’avis sur la procédure d’autorisation liste toute une série d’incohérences. Tout d’abord, le collège échevinal «exprime sa stupéfaction» que la consultation du dossier complet (commodo/incommodo) ait eu lieu en pleine période estivale. S’ensuit toute une série d’interrogations sur le respect des directives européennes quant à l’utilisation de l’eau. La production de yaourt va nécessiter jusqu’à 2 500 m3 d’eau par jour. L’implantation de l’usine «ne répond aucunement à un modèle économique durable, écologique et faible en consommation de ressources naturelles» et la production, destinée à fournir des marchés étrangers, irait à l’encontre de la stratégie «de la ferme à la table» de l’UE.
«L’Alzette risque d’être asphyxiée»
Sept communes sudistes forment depuis 2013 l’association «Contrat de rivière du bassin supérieur de l’Alzette». Il s’agit d’Esch-sur-Alzette, Sanem, Schifflange, Mondercange, Kayl, Bettembourg et Roeser. L’association représente près de 150 000 habitants. Sans surprise, le projet de construction d’une usine de yaourt qui déverserait d’importantes quantités d’eaux résiduaires dans l’Alzette est frappé d’une opposition formelle. La production annuelle de 80 000 tonnes de yaourt serait «résolument démesurée au regard de la capacité de réception des eaux usées dans le milieu aquatique». L’avis détaille par la suite que «le déversement de 3 100 m3 d’effluents par jour à partir d’une station d’épuration d’une capacité de presque 125 000 équivalents-habitants est de nature à risquer d’asphyxier l’Alzette dont la qualité est déjà fortement dégradée à l’amont». Fage a été obligé de construire une station d’épuration pour limiter l’impact de sa production sur l’environnement. Malgré cet effort, l’objectif d’atteindre le bon état écologique de la rivière en 2027 serait «fortement compromis», estiment les signataires du «Contrat de rivière du bassin supérieur de l’Alzette». «Il s’avère que l’Alzette n’est pas en capacité de réceptionner de nouveaux effluents en matières organiques (…) sans subir de dégradation sévère et durable de sa qualité biologique», conclut l’avis.