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Pour le directeur de la Fedil, l’Europe aurait tout à perdre d’une fermeture de ses marchés


Le directeur de la Fedil, René Winkin, préconise des projets de recherche communs entre industriels européens pour faire face à la concurrence des autres régions du monde. (Photo : Alain Rischard)

La Fédération des industriels luxembourgeois (Fedil) a tenu jeudi soir sa traditionnelle  réception de nouvel an. Ce rendez-vous incontournable de la vie économique du pays a pris cette année une dimension inhabituelle, 2018 marquant le centième anniversaire de l’organisation patronale. Le directeur de la Fedil, René Winkin, explique l’évolution et les défis auxquels font aujourd’hui face l’industrie luxembourgeoise et européenne.

 

En 2017, pour la première fois, une entreprise de services est devenue le plus important employeur privé du pays devant ArcelorMittal, qui a occupé ce rang pendant des décennies sous un nom ou un autre. Qu’est-ce que cela dit de l’industrie luxembourgeoise?

René Winkin : Il s’agit de Post Group, qui est également membre de la Fedil. Cela illustre notre point de vue sur la convergence des activités, l’industrie ajoutant de plus en plus de services à ses produits. Dans le même temps, des prestataires de services travaillent selon une démarche industrielle. Le point commun est que tous travaillent autour des nouvelles technologies, ont besoin de talents et visent les marchés internationaux. Pour ce qui est de la sidérurgie, la restructuration a commencé pendant les années de crise. Le secteur a rationalisé sa production et réduit ses effectifs, tout en restant un employeur important. Parallèlement, des services comme le gardiennage, les cantines, le nettoyage ne sont plus assurés par les entreprises elles-mêmes. C’est valable pour l’industrie, la banque, les communes, les collectivités ou les hôpitaux. Ils externalisent ces services. Pendant que la sidérurgie adaptait ses effectifs vers le bas, ces services ont connu une croissance énorme, à l’exemple de Dussmann ou Sodexo qui figurent aussi parmi les premiers employeurs du pays.

Quand on parle services, l’on pense aujourd’hui avant tout IT…

Si l’on reste sur l’exemple de Post, la partie télécom a connu une croissance énorme. Nous le voyons tous sur nos factures. Il y a 30 ans, on payait 50 francs par mois pour le téléphone, alors que maintenant ce sont parfois des centaines d’euros. La place prise par Post décrit aussi bien la restructuration, la spécialisation et l’émergence de nouveaux marchés comme celui de l’IT.

Il ne faut donc plus voir l’industrie sous son angle manufacturier?

Cet élément tangible d’un produit qui entre et puis sort transformé de l’usine est toujours présent. Mais de plus en plus, il est accompagné d’un service. Un nombre croissant de produits entrent dans la catégorie des objets connectés. Même s’il est à première vue banal, le produit est souvent équipé d’une puce pour le retracer, communiquer sur son degré d’usure, etc. La société Target, par exemple, fabrique des sols intelligents pour les maisons de retraite ou de soins : si quelqu’un tombe, le sol l’identifie et communique l’information. On est loin du revêtement classique. L’élément intangible devient important. D’un autre côté, des services comme la téléphonie s’accompagnent d’un produit tangible : le téléphone. Les deux éléments convergent.

La distinction semble de moins en moins nette?

Tant que vous avez une usine qui fonctionne, vous avez des éléments que vous ne trouverez pas auprès d’un pur prestataire de services. Mais les problématiques sont de plus en plus communes : la digitalisation s’accompagne pour tous d’un manque de main-d’œuvre qualifiée. Autre exemple, dans le dossier du data center de Google, on a avant tout parlé d’énergie et de terrains, deux sujets typiquement industriels, alors qu’il s’agit d’un grand prestataire de services. Ce projet montre que ces mondes se rencontrent autour de l’industrie au sens large.

Le site d'ArcelorMittal à Belval. Le sidérurgiste a perdu en 2017 sa place de premier employeur privé du pays, désormais occupé par Post Group, une entreprise de services. (Photo: Isabella Finzi)

Le site d’ArcelorMittal à Belval. Le sidérurgiste a perdu en 2017 sa place de premier employeur privé du pays, désormais occupée par Post Group, une entreprise de services. (Photo: Isabella Finzi)

Si l’on revient à la sidérurgie, le secteur fait face ces dernières années au « dumping » chinois. Face à ce problème, les sidérurgistes européens ont fait cause commune et cela a posé la question de la politique industrielle de l’UE…

Celle-ci ne peut pas simplement être réduite à une volonté de protéger les marchés. Mais quand on voit les surcapacités chinoises avoisiner l’ensemble des capacités européennes, il faut se poser des questions. Des pays comme les États-Unis réagissent rapidement à de telles situations et d’autres économies sont encore plus fermées. Cela signifie que ces surcapacités vont atterrir sur nos marchés si nous ne réagissons pas. Cela explique la situation particulière de la sidérurgie. Mais ce n’est pas propre à ce secteur.

L’UE se veut exemplaire sur le climat et demande aux industriels d’avancer vers un objectif commun. Cela fonctionne-t-il?

Le problème ce ne sont pas les objectifs écologiques, mais la façon de faire. La directive de négoce des quotas de CO2 oblige même les plus performants à acheter des quotas. À nouveau, la sidérurgie se trouve très exposée en raison de son degré d’intensité d’émission de CO2. Elle est donc en première ligne de ceux qui voudraient une autre configuration de la législation tout en conservant le même objectif chiffré de réduction des émissions. Certains secteurs se fédèrent autour de cette thématique parce qu’ils se sentent en quelque sorte délaissés par l’Europe. Il faut pouvoir jouer sur un pied d’égalité avec les autres, c’est la question du level playing field. L’on impose des contraintes typiquement européennes qui se traduisent par des coûts significatifs auxquels échappent nos concurrents hors Europe. D’où cette vue un peu ambiguë sur la politique industrielle européenne.

Pourquoi ambiguë?

Parce qu’il y a aussi de bons éléments autour de l’innovation. La politique initiée par le commissaire Oettinger pour pousser la digitalisation avec des instruments de soutien et d’accompagnement est bien vue par l’industrie. Il y a des secteurs qui ne sont pas exposés aux surcapacités chinoises, qui ne sont pas intensifs en émission de CO2. D’autres le sont. Comment réagir à de telles situations? L’on peut dire qu’il n’y a qu’à fermer les frontières, comme ça les produits bon marché chinois n’entreront pas et le concurrent qui n’a pas besoin d’acheter des quotas d’émission n’existera plus.

Ce serait une réponse négative…

Oui, c’est le genre de réponse que nous suggèrent des députés européens de certains partis… C’est un peu facile de dire : « Laissez-nous faire notre politique, après on vous protégera soit par des subventions, soit en augmentant les taxes à l’importation. » Mais pour les subventions, l’UE ne peut pas donner beaucoup d’elle-même sans les États membres. Il y a des États qui peuvent donner et d’autres qui disent ne pas avoir d’argent. Ce serait créer des distorsions au sein de l’UE, alors que l’ambition de la politique européenne est de créer un level playing field. L’on peut bien sûr admettre que des pays de l’Est aient des retards à rattraper et leur accorder des subventions qui ne sont plus permises au Grand-Duché.

Et pour ce qui est d’une hausse des taxes à l’importation?

La première question à poser est : qui importe des produits comme l’acier? Ce sont d’autres industries, comme l’automobile ou les chantiers navals. Cela décalerait le problème d’un étage. Si l’on prend un chantier naval, il va acheter de l’acier européen plus cher, car la production européenne est chère en raison de contraintes supplémentaires. Si, dans le même temps, les importations deviennent chères à cause de taxes plus élevées, ce chantier naval va dire qu’il a un problème de coût et qu’il faut réintroduire des taxes à un niveau plus bas… et cela rendra l’UE en général plus chère. Une telle politique risquerait aussi de compromettre le libre-échange parce que le jour où vous taxez des produits américains, ils ne vont pas tarder à taxer des produits européens. On sait que chaque pays a dans ses tiroirs sa liste de produits sensibles à défendre et on risque ainsi de déclencher une cascade de mesures que personne ne souhaite subir.

Le site de Goodyear à Colmar-Berg, où le fabricant américain de pneumatiques est implanté depuis 1951. Goodyear et numéro un au Luxembourg pour la recherche industrielle et prévoit d'ouvrir une usine 4.0 à Dudelange en 2019.   (Photo: archives Le Quotidien)

Le site de Goodyear à Colmar-Berg, où le fabricant américain de pneumatiques est implanté depuis 1951. Goodyear est numéro un au Luxembourg pour la recherche industrielle et prévoit d’ouvrir une usine 4.0 à Dudelange en 2019. (Photo: archives Le Quotidien)

Quelle serait la réponse positive pour l’Europe?

Pour la politique climatique, c’est clair : c’est l’accord de Paris, en espérant que les États-Unis, la Russie et les pays asiatiques introduisent un système équivalent, même si ce n’est pas pour l’ensemble de leur économie. Une solution serait d’introduire ces éléments dans les négociations des accords commerciaux. Tout comme l’UE, nous ne sommes pas en faveur d’une ouverture sauvage de tous les marchés, sans conditions. Mais elle aurait beaucoup à perdre d’une fermeture.

Pourquoi cela?

Beaucoup de gens pensent que les consommateurs sont en Europe et qu’il suffit de protéger nos marchés. Mais en réalité, une bonne partie de la consommation n’est plus ici. La population européenne vieillit et n’augmente plus tellement par rapport aux autres. Si on ferme les marchés, la dynamique jouerait plutôt contre nous.

Faut-il, comme certains le préconisent, créer de grands champions européens au détriment de la libre concurrence, un élément clé de la construction européenne?

Ce type de politique a existé dans des pays comme la France. Mais si on prend l’Allemagne, elle bénéficie d’un tissu industriel appelé Mittelstand, soit des entreprises qui peuvent employer jusqu’à un millier de personnes. Elles portent beaucoup l’économie allemande. Dans des Länder comme le Bade-Wurtemberg ou la Bavière, elles sont prépondérantes et ces régions vont bien. Elles sont innovatrices et des as de l’export. Ensuite, la question qui se pose avec la constitution de champions européens est de savoir autour de quels produits les construire? Du moment où vous dites qu’il faut se mettre ensemble, vous devenez directif et vous laissez moins d’espace à l’imagination des entreprises. Si vous faites un mauvais choix sur le produit, c’est un grand qui risque de tomber. S’il y a une multitude de plus petits acteurs, le risque est moins important.

Une stratégie industrielle européenne vous semble-t-elle possible?

Oui, dans tout ce qui est pré-concurrentiel, comme la recherche. De ce point de vue, rassembler les acteurs européens autour d’une thématique peut faire sens. Cela dit, vous aurez quand même des non-européens à bord. Au Luxembourg, le plus grand acteur de la recherche dans le secteur industriel est Goodyear, un Américain. Pour nous, c’est une société luxembourgeoise et elle participe à des programmes européens. Je vois mal comment on pourrait prendre les Européens de souche en excluant les Coréens, Américains, Japonais ou Chinois. IEE, dont l’actionnaire est chinois, est aussi un des champions de la recherche et de l’innovation au Luxembourg. C’est le type d’entreprise qu’on aimerait bien avoir dans un consortium européen autour de projets communs de recherche.

René Winkin est depuis janvier 2016 directeur de la Fedil, organisation au service de laquelle il travaille depuis 1991. Il a notamment été responsable du département des Affaires industrielles, ce qui l’a amené à représenter les intérêts de l’industrie luxembourgeoise au niveau européen, où il a  activement contribué aux travaux de BusinessEurope, l’organisation patronale européenne.

Entretien réalisé par Fabien Grasser