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Pol Urbany : «Il n’y avait pas seulement le droit à l’oubli à considérer»


«Cette jurisprudence pourrait être à l’avenir invoquée par d’autres personnages publics » (Photo : hervé montaigu)

L’avocat Pol Urbany, qui défend les intérêts de la maison mère de RTL contre Jos Nickts, estime que plusieurs critères n’ont pas été considérés par les juges luxembourgeois. Il espère que la Cour européenne des droits de l’homme rétablira les faits ignorés dans l’arrêt de la Cour d’appel.

La Cour de cassation a confirmé l’arrêt de la Cour d’appel qui interdit à RTL de citer le nom de Jos Nickts à l’avenir, ainsi que de publier l’image de l’ancien président de la Fédération syndicaliste des facteurs et des travailleurs des P&T Luxembourg (FSFL). On y a opposé deux droits fondamentaux, le droit à la vie privée et celui lié à la liberté d’expression. Un difficile exercice d’équilibriste?

Pol Urbany : La manière avec laquelle cette mise en balance a été faite n’est à mon sens pas conforme avec les critères posés par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH).

Je suis d’avis que dans cette affaire, on aurait dû dire, lors de la mise en balance, qu’ici la liberté d’expression doit l’emporter et doit primer sur le droit à la vie privée, et non l’inverse.

La Cour d’appel a quand même cité en référence une décision de la Cour européenne des droits de l’homme….

Oui, dans l’arrêt d’appel qui a donc été entériné par la Cour de cassation, on a fait référence à un arrêt de la Cour européenne, l’arrêt Hurbain contre Belgique où le droit à la vie privée l’a emporté.

Mais cette référence aurait dû amener la justice luxembourgeoise à rejeter la demande de Monsieur Nickts. Il faut bien regarder ce que la Cour européenne a dit dans cet arrêt et quelles sont les différences factuelles avec le cas à la base de cet arrêt de la Cour européenne.

Nous avions dans cette jurisprudence un tragique accident de la circulation avec plusieurs victimes, une situation radicalement différente de celle que nous avons chez Monsieur Nickts. Premièrement, un accident de la circulation, c’est une infraction involontaire, une chose que le chauffeur n’a certainement pas voulue.

Les actes de Monsieur Nickts étaient par contre délibérés, intentionnels. Ce n’était pas par accident qu’il a détourné l’argent des facteurs pour s’acheter une finca, des yachts, etc. Deuxième grande différence, cette affaire de circulation qui a occupé la Cour européenne est ce qu’on appelle « un fait divers », une chose qui arrive tous les jours partout en Europe, et régulièrement au Luxembourg.

Ça n’a rien à voir avec un scandale unique d’ampleur nationale où un chef de syndicat a détourné les placements pour la rente de ses membres. Troisième différence que la Cour européenne a notée, les faits d’accident n’avaient nullement été médiatisés.

Alors que pour l’affaire Nickts, il y a eu des centaines et des centaines d’articles, d’émissions, de reportages, donc une médiatisation très importante. Cela n’a rien de comparable avec l’accident de circulation devant la Cour européenne des droits de l’homme, auquel les juges luxembourgeois ont fait référence.

Le chauffard n’était pas non plus une personne publique, à l’inverse de l’ancien président de la FSFL. Cela marque-t-il également une différence?

Oui, le chauffeur responsable de l’accident était un personnage privé sans notoriété aucune et qui n’avait jamais voulu attirer l’attention publique sur sa personne. C’est le contraire pour Monsieur Nickts.

D’abord, Jos Nickts était politicien, candidat à des élections législatives 1984, ensuite, en tant que syndicaliste, président du FSFL de 1987 à 2002, il était acteur public de la scène sociale et politique au Luxembourg faisant parler de lui à toute occasion dans les médias. Il était acteur principal dans le procès spectaculaire menant à la scission de la FSFL de la CGFP, etc.

C’était un personnage public déjà depuis presque 20 ans, lorsque le scandale éclate en 2002. Il faut alors bien noter que les juridictions luxembourgeoises ont interdit à RTL non seulement de le nommer dans le cadre du scandale avec le détournement de l’argent des syndiqués, mais aussi pour toutes les activités de Monsieur Nickts en rapport avec l’ancien syndicat des postiers.

On ne parle donc pas seulement de l’affaire pénale, on parle de toutes les activités en rapport avec l’ancien syndicat FSFL, donc aussi les activités politiques, le combat syndical. Ce « droit à l’oubli » que les juridictions luxembourgeoises ont accordé ne se limite donc pas aux infractions pénales, mais va bien au-delà et censure une partie de l’histoire syndicale contemporaine.

J’insiste sur ce point, parce que si je lis certains commentaires, il me semble que cela n’a pas encore été bien compris : l’interdiction faite à RTL a été décrétée pour tout ce qui est, je cite « en rapport avec ses activités liées à l’ancien syndicat FSFL ».

Cette condamnation très générale vise donc aussi l’entièreté de la vie syndicale du président, antérieure au scandale. La généralité de cette interdiction pourrait jouer un rôle non négligeable dans l’appréciation par les juges de Strasbourg.

La gravité des faits ne semble pas avoir été prise en compte par les juridictions luxembourgeoises. Est-ce un critère essentiel?

Oui et la Cour européenne des droits de l’homme dit aussi qu’il faut considérer la gravité des faits qui ont été commis pour mettre en balance ces deux droits fondamentaux que sont la liberté d’expression et le respect de la vie privée.

Le parquet général l’a fait dans ses conclusions où lui aussi demandait la cassation de l’arrêt de la Cour d’appel. Ce critère-là n’a pas été considéré, tout comme l’intérêt historique. Un accident de voiture qui a causé deux morts n’a pas d’intérêt historique. Et le personnage en cause non plus, parce qu’il y a des accidents mortels tous les jours, partout.

Rien à voir avec l’intérêt historique de notre affaire, un scandale qui fait partie de notre histoire contemporaine. Je voudrais signaler que sur les 17 juges à l’origine de l’arrêt de la Grande Chambre de la Cour européenne des droits de l’homme, cinq ont exprimé une opinion dissidente.

Ils ont dit qu’il n’y avait pas seulement le droit à l’oubli à considérer, mais aussi le droit à la mémoire, au souvenir. Le public a le droit de se souvenir d’évènements historiques en toute transparence, sans noms cachés. C’est quelque chose de très important.

C’est pour ça que la Cour européenne des droits de l’homme est toujours très prudente lorsqu’il s’agit de rayer des choses dans l’Histoire. Le droit à l’information, c’est un bien public et il faut aussi pouvoir s’informer sur des faits anciens.

Le droit à l’oubli est encore relativement récent…

Oui, il est apparu avec l’internet qui peut être une sorte de casier judiciaire virtuel. Alors qu’après un certain temps, des condamnations sont effacées du casier judiciaire, il resterait un casier judiciaire virtuel où chacun peut trouver des infractions que quelqu’un a commises.

Mais ici, on n’a pas visé une archive internet. Dans notre cas, on interdit à un organe de presse, pour l’avenir, que si elle procédait à des reportages sur les affaires FSFL, de nommer le nom et de montrer des images montrant le président du syndicat.

«La Cour de Strasbourg est compétente pour vérifier si cette ingérence remplit les critères pour être admissible.» (Photo : hervé montaigu)

Cette interdiction générale, sans égard à la nature du reportage ou d’une émission future, dépasse donc une simple radiation d’internet. Le fait d’interdire de publier une information, tel le nom d’une personne publique dans une affaire historique, est une ingérence dans la liberté de la presse et la Cour de Strasbourg est compétente pour vérifier si cette ingérence remplit les critères pour être admissible.

Et sur ce point, elle est très exigeante en reconnaissant le rôle éminent de la presse dans une société démocratique. C’est le chien de garde de la démocratie. Il ne faut pas prononcer des condamnations qui intimident et qui risquent d’empêcher la presse de faire son devoir.

Si la presse doit cacher des noms, elle ouvre la porte aux spéculations sur l’identité des protagonistes au lieu d’être précise et transparente sur les faits, ce qui est son devoir. Et le public a le droit de recevoir des informations complètes.

Cette jurisprudence de la Cour d’appel ne concerne que RTL…

Oui, mais une jurisprudence du tribunal et de la Cour d’appel, confirmée par l’arrêt de la Cour de cassation, a une certaine autorité comme source de droit.

Si maintenant, par exemple, Monsieur Nickts décide d’assigner d’autres médias pour avoir cité son nom, il pourra se référer à cet arrêt pour dire qu’il y a eu une atteinte à sa vie privée parce que les juridictions supérieures de notre pays en ont décidé ainsi.

Quelqu’un qui agit maintenant devant la justice sur base de faits semblables va pouvoir se rapporter à cette jurisprudence et les juges auront tendance, évidemment, à suivre la jurisprudence de leur juridiction supérieure.

L’arrêt impacte donc indirectement toute la presse luxembourgeoise, concernant des reportages sur la vie syndicale du FSFL et du scandale dans le temps appelé « affaire Nickts ». Mais les conséquences vont bien au-delà de cette affaire.

Cette jurisprudence pourrait être à l’avenir invoquée par d’autres personnages publics, des acteurs politiques, syndicaux, sociaux qui voudraient se voir rayer de la mémoire collective et de l’histoire de notre pays. Cela affecte aussi les recherches et publications historiques.

Si la Cour européenne des droits de l’homme condamne le Luxembourg, que devient cet arrêt?

Disons qu’un arrêt de Strasbourg n’a jamais d’effet direct, pour ainsi dire, qui aurait autorité de loi. Mais c’est quand même la juridiction suprême en matière de droits de l’homme.

Elle exprime des décisions sur base de la Convention européenne des droits de l’homme qui est au-dessus de nos lois dans la hiérarchie des normes. La jurisprudence et les décisions de la Cour européenne des droits de l’homme vont avoir une autorité interprétative supérieure à nos juridictions.

Si les juridictions nationales ne se conformaient pas, par la suite, dans tels contextes, aux critères édictés par la Cour européenne des droits de l’homme et à ses arrêts, elles risqueraient de nouveau de voir le Luxembourg être condamné pour violation de la Convention européenne des droits de l’homme, ce que personne ne veut vraiment voir.

Le Luxembourg a déjà été condamné dans le cadre d’affaires ayant trait à la liberté d’expression. La loi nationale doit-elle alors s’adapter?

Cela dépend, c’est arrivé dans le passé. Mais pour l’affaire qui nous concerne aujourd’hui, il n’y a pas lieu de réécrire la loi. Nous sommes en présence d’une interprétation de la Convention européenne des droits de l’homme, pas de la loi nationale.

Le droit à l’oubli en matière d’informations publiées par la presse n’est pas encore entré dans la législation nationale. Si on entendait légiférer un jour à ce sujet, il faudrait alors respecter les critères développés dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme.

Comment voyez-vous les chances de succès à Strasbourg?

Je pense que sur base des critères de la Cour à Strasbourg, la priorité donnée par les décisions des juridictions luxembourgeoises à la vie privée par rapport à la liberté de la presse de publier l’identité ne se justifiait pas.

On n’a pas suffisamment considéré ces critères dans ce dossier Nickts contre RTL. C’est un personnage public? Pas important. L’affaire a été très médiatisée? Pas important. Ce n’était pas une infraction involontaire, mais une vaste escroquerie? Ça ne joue pas de rôle.

Le fait qu’il a lui-même cherché à être dans la sphère publique encore après ses condamnations en écrivant un livre? Pas important non plus. Le comportement de la personne après le scandale, dans le cadre de l’indemnisation des victimes? Sans pertinence.

À mon avis, la Cour européenne à Strasbourg, qui certes a un grand pouvoir de libre appréciation, pourrait se montrer sensible à ses détails importants.

Dans cette affaire, les victimes ont-elles été complètement indemnisées?

On se pose toujours la question de savoir si l’affaire est vraiment terminée. C’est aussi un critère important pour la CEDH qui retient parfois qu’une affaire du passé peut être « d’intérêt public continu ».

On peut, d’une part, dire que vu la nature historique à elle seule, l’intérêt public est continu. D’autre part, on sait, selon les déclarations dans la procédure, que « plus ou moins 90% » des dommages ont été indemnisés.

Et les autres dix pour cent? Si mes informations sont justes, ces 90% ne concernent que le capital proprement dit, c’est-à-dire l’argent que les facteurs ont confié à leur président, mais non les intérêts que ces sommes placées auraient rapportés dans les années 90 plutôt glorieuses.

Donc, les victimes de ces faits scandaleux n’ont le cas échéant pas été intégralement indemnisées. On peut lire dans cette procédure que Monsieur Nickts a une entreprise de construction qui va moyennement bien.

Mais pourquoi est-ce qu’on n’indemnise pas intégralement les victimes? Dans notre système de droit, il y a le principe de la réparation intégrale. Celui qui a causé un tort doit intégralement indemniser la victime. L’affaire garde donc, de ce point de vue, un certain intérêt public.

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