Le professeur Philippe Poirier, titulaire de la chaire en études parlementaires de l’université du Luxembourg, commente les résultats des études, qui indiquent surtout qu’un tiers des électeurs restent encore indécis.
État civil. Philippe Poirier, de nationalité française, est né le 13 novembre 1971 à Fougères, en Bretagne. Il est marié et père de deux enfants.
Formation. Philippe Poirier est détenteur d’un doctorat en science politique et droit public de l’université de Rennes et d’un doctorat en science politique de l’université d’Ottawa.
Professeur. Il est titulaire de la Chaire de recherche en études parlementaires de la Chambre des députés depuis juillet 2011.
Recherche. Depuis 2005, ses projets de recherche ont été financés par la Commission européenne, le Parlement européen, la Fondation européenne de la science, le Conseil de l’Europe et le Fonds national de la recherche.
Expert. Il est aussi expert auprès du Groupe d’États contre la corruption du Conseil de l’Europe et, dans ce cadre, il a eu à plusieurs reprises la responsabilité de réviser les rapports sur des États d’Europe orientale et centrale, notamment l’Ukraine, la Fédération de Russie et les États baltes.
La pandémie de Covid-19, qui a bouleversé le pays comme partout ailleurs, aura-t-elle une influence sur le vote des électeurs ?
Philippe Poirier : Selon nos études les plus récentes, il y a dans le corps électoral luxembourgeois 20 à 25 % des votants qui expriment des opinions critiques sur certains thèmes, et cette part non négligeable pourrait très bien voter pour des partis qui, à ses yeux, incarneraient le mieux la protestation de la politique postpandémique. Ce sentiment de méfiance, il s’est exprimé partiellement pendant la pandémie avec les manifestations que l’on a connues et maintenant, à la veille des élections, avec un tiers des électeurs qui sont toujours indécis. Ils sont plus protestataires, plus méfiants, habitent essentiellement dans le sud ou dans le nord du pays et pourraient très bien donner des voix à l’ADR, au nouveau parti Liberté, mais aussi au Parti pirate, voire même à Fokus.
Pourtant, les pirates se sont montrés très critiques envers les mouvements de protestation pendant la pandémie…
Je ne parle pas seulement de la pandémie, mais de plusieurs autres thèmes, comme la politique économique ou encore le fonctionnement des institutions. Il y a un ou deux partis qui vont récupérer le plus de voix de ce bloc des indécis, mais pas forcément pour les mêmes raisons. Il est clair que l’ADR et le Parti pirate sont en position de force par rapport à Fokus ou Liberté, mais les électeurs peuvent aussi panacher entre tous ces petits partis.
Un tiers des électeurs environ a déjà voté par correspondance, alors que la campagne bat son plein au cours des deux dernières semaines avant les élections. Doit-on en conclure que pour eux les débats n’ont pas d’importance ?
C’est beaucoup. En revanche, on ne sait pas qui a voté par correspondance. On peut présumer que ce sont en partie des étudiants résidant à l’étranger ou des retraités qui s’absentent régulièrement, mais nous le saurons après les élections quand nous analyserons les résultats. Cette anticipation montre également l’intérêt pour ces élections et que les partis politiques ont mené des campagnes pour mobiliser les électeurs les plus fidèles, car ce sont eux qui votent par anticipation, le plus souvent. C’est la deuxième fois que ce vote par correspondance est possible et ces électeurs-là ne sont plus sensibles à ce qui se passe pendant la campagne.
Partout en Europe, l’immigration demeure un thème important, mais pas au Luxembourg. Pourquoi ?
Le thème qui écrase tous les autres, c’est le logement, vient ensuite la question du pouvoir d’achat en lien avec l’inflation. Sur les six premiers thèmes, il y en avait un seul qui renvoyait à la question climatique, un autre à la santé ou au développement économique du Luxembourg. Le logement est une préoccupation pour les électeurs qui pensent à leurs enfants et petits-enfants. L’immigration apparaît en huitième position, ce n’est pas une question mobilisatrice pour ces élections législatives, contrairement aux élections européennes, comme nous l’avons vu en 2019 lorsque le thème avait un peu plus mobilisé qu’aux élections nationales. La question identitaire a aussi été partiellement gelée à partir du moment où la langue luxembourgeoise a été constitutionnalisée.
Dans l’étude Polindex, on voit très bien que l’électeur ouvre la voie à toutes sortes de scénarios et cela ne le dérange pas
La débâcle annoncée des verts a-t-elle un rapport avec les climatosceptiques qui semblent se mobiliser pour les discréditer ?
Non, c’est lié avant tout à la question du coût de l’énergie, aux inquiétudes sur la façon de développer des énergies, et le révélateur a été le conflit en Ukraine qui a fait exploser les factures jusqu’à près de 40 % pour certains foyers comme à Esch. À tort ou à raison, une partie de l’électorat associe la question énergétique à des politiques, vraies ou fausses, des verts. Ce qui peut arriver aux verts ici est arrivé dans les autres pays. Depuis un an et demi, tous les partis écologistes ont reculé aux élections législatives ou régionales à cause de cette question.
Cela ne signifie pas qu’il n’existe pas de climatosceptiques au Luxembourg, mais ce n’est pas le phénomène déclencheur. Il y a eu une inflation des prix et une prise de conscience quant aux nouveaux modes de production énergétique durables. En revanche, les élections communales, qui réussissent d’ordinaire aux écolos, ne leur ont pas été favorables et ils ont perdu des sièges. Il y a la question du dérèglement climatique auquel nous assistons tous, qui peut à nouveau mobiliser les électeurs. Dans le système préférentiel, les électeurs vont donner des voix à quelques candidats verts, mais les études montrent que cela ne sera pas suffisant pour retrouver le score qu’ils avaient obtenu en 2018.
D’autant que les autres grands partis se saisissent des questions climatiques et environnementales…
Il y a une compétition, effectivement, dans l’électorat de centre gauche qui pourrait voter pour les socialistes ou les pirates. Quasiment tous les partis, réellement ou artificiellement, se sont emparés des sujets environnementaux et les verts ont perdu leur monopole. On le voit bien dans tous les programmes électoraux avec un tas de propositions. En revanche, je ne pense pas que les verts vont se retrouver dans une mauvaise posture telle qu’ils l’ont connue aux communales. Si on s’était arrêté au mois de juin, ils perdaient trois sièges.
L’écologie, pourtant, n’est pas le thème qui préoccupe le plus pour cette campagne et elle est même parfois très discrète lors des débats entre candidats. Pourquoi ?
Déi Gréng auraient aimé bénéficier d’un mois de campagne supplémentaire pour revenir sur les thèmes qu’ils n’arrivent pas à imposer, mais tous les partis, la plupart du temps, souhaiteraient un délai supplémentaire. Le problème est général et le législateur ferait bien de modifier la date des élections législatives. S’il maintient la première semaine d’octobre, la campagne est saccadée et coupée par les congés d’été et une partie du corps électoral n’est pas en mesure de bien apprécier, voire d’être bien informée de certains enjeux. À un moment donné, le législateur devrait songer à fixer les élections législatives en novembre ou en décembre.
Fallait-il réunir les deux élections au mois de juin ?
Si on l’avait fait, il n’y aurait plus de majorité Gambie en raison du recul des verts. Aujourd’hui, on constate une stabilité dans la distribution des sièges. Il reste ces électeurs indécis, qui le sont réellement, contrairement à 2018 où l’on présumait, selon nos études, qu’ils pencheraient pour les verts ou les pirates, ce qui a été confirmé en fin de compte. Pour les élections de dimanche prochain, ils peuvent voter pour n’importe quel parti et un peu moins pour les verts par rapport à 2018. Ces indécis, encore un tiers des électeurs et c’est beaucoup, peuvent avoir des comportements différents suivant les circonscriptions. Il faudra attendre pour savoir qui fera partie ou non de la coalition.
Quel type de coalition ? À deux, à trois, voire à quatre ?
Il y a une tendance à vouloir une coalition plus serrée, plus cohérente. Les résultats peuvent aussi rendre impossible une coalition à trois ou à quatre. On peut retrouver une coalition bicéphale avec une configuration classique type CSV-DP ou LSAP-CSV parce que ce sont les partis qui arriveront en tête, mais si le CSV perd deux sièges, par exemple, ce ne sera pas suffisant pour faire une coalition bicéphale, même si deux autres partis gagnent un siège. En revanche, si le CSV maintient son score avec le même nombre de sièges, ce dont je doute à cause de la circonscription Nord où ils risquent de laisser des plumes, et si les deux autres perdent un siège, cela rend impossible une coalition à deux. Cette élection reste ouverte à cause des deux circonscriptions déterminantes que sont le Nord et le Sud.
Les pirates seront-ils en position de jouer le rôle d’arbitre ?
S’ils passaient de deux à cinq sièges, ce qui reste très optimiste, cela signifierait statistiquement qu’ils gagneraient 10 % de votes dans certaines circonscriptions, ce qui est énorme. À moins qu’ils incarnent le vote contestataire en prenant des voix de Liberté ou Fokus. Si les pirates obtenaient quatre sièges, ce serait déjà un record historique, une performance électorale incroyable, mais avec quatre sièges, ils seraient en position d’arbitre si aucune coalition bicéphale ne parvenait à se former ou, surtout, si la Gambie n’obtenait que 29 sièges. Dans ce cas arriverait la coalition à quatre ou à trois.
Dans l’étude Polindex (NDLR : cette étude commandée par la Chambre des députés est issue d’un sondage réalisé par la Chaire de recherche en études parlementaires et Ilres), on voit très bien que l’électeur ouvre la voie à toutes sortes de scénarios et cela ne le dérange pas. Mais l’électeur reste globalement satisfait du gouvernement sortant, un point important à relever, tout en désirant, tout de même, un peu de renouveau. Le problème des verts, c’est qu’ils ont eu très peu de visibilité pendant la pandémie, car leurs ministères n’étaient pas autant concernés. Ce sont les ministères de l’Économie, de la Santé et de l’Éducation nationale qui ont joué un rôle de premier plan pendant la crise sanitaire. À tort ou à raison, c’est ce partenaire qui a été affaibli et les électeurs se disent qu’un peu de renouveau, cela ne ferait pas de mal.
La transparence de la vie politique, qui est un thème cher aux pirates, préoccupe-t-elle l’électeur ?
Non. En revanche, au cours de la législature, l’épisode du contrat entre RTL et le gouvernement, que les pirates avaient réussi à obtenir, avait été bien perçu par l’ensemble des électeurs, indifféremment de leur sympathie pour l’un ou l’autre parti. L’électorat vert s’est demandé pourquoi déi gréng n’avaient pas demandé à voir ces documents alors que le rôle du parlement est de contrôler l’action du gouvernement. Si la démarche des pirates avait été bien appréciée, le thème de la transparence n’est pas un déterminant du vote, ce n’est pas cela qui préoccupe les gens.
Les électeurs ne se mobilisent pas sur des questions institutionnelles ou de transparence. Nous avons un tas de questions sur le sujet et nous voyons bien que cela ne fait pas partie de leur espace de représentation, de leur quotidien. Les seuls que cela intéresse davantage sont ceux qui ont un salaire de plus de 8 000 à 9 000 euros par mois, donc l’élite économique ou de la fonction publique.