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Phénomènes de foire à la Schueberfouer : les « curiosités » d’une époque


Le «village des lilliputiens» à la Schueberfouer en 1934. Des personnes de petite taille y étaient mises en scène dans un décor stéréotypé. (Photo : photothèque de la Ville de Luxembourg/inconnu)

Au fil des siècles, la Schueberfouer a toujours été le témoin de son époque. On l’a oublié aujourd’hui mais, entre les manèges et les camelots, le champ de foire du Glacis a aussi accueilli des «attractions» qui heurtent nos consciences d’aujourd’hui.

«Le village noir», «la femme araignée», «l’homme sauvage», «le village des lilliputiens» : c’était aussi ça, la Schueberfouer, il y a quelques décennies à peine. Des hommes, femmes et enfants noirs exposés aux yeux du public comme des curiosités, pour cinq francs le ticket, des personnes atteintes de handicap parquées dans des baraques pour faire peur, ou des familles de personnes de petite taille mises en scène dans des décors stéréotypés, comme les gnomes d’un conte fantastique.

S’il est douloureux de porter notre regard d’aujourd’hui sur les quelques rares images des «phénomènes de foire», ces archives éclairent aussi notre compréhension du monde contemporain et des représentations discriminatoires profondément ancrées. L’historien Steve Kayser, passionné par le monde forain, évoque l’âge d’or de ces «expositions» qui ont attiré les foules en Europe de 1870 à 1930.

Que sait-on des « phénomènes de foire« 

Steve Kayser : Ils font partie d’une branche de métiers forains qu’on peut classer dans la variété ou le divertissement – sans juger si c’est moralement discutable ou non. Il s’agissait de présenter quelque chose dans une baraque ou à l’extérieur : acrobaties, exploits sportifs, clowneries, prestidigitation, expériences scientifiques avec de l’électricité, etc. Toujours avec un côté show à l’américaine : il fallait éblouir les spectateurs pour quelques sous.

Pour attirer du monde dans ces entresorts – « on entre, on sort«  –, les forains s’appuyaient à la fois sur l’intérêt des gens pour les sciences et le progrès, sur la curiosité pour l’autre et ses différences, et également sur l’envie de se faire peur. Ils devaient proposer quelque chose qui soit hors du commun.

N’oublions pas qu’il n’y avait ni cinéma ni télévision : il n’y avait que sur les foires qu’on pouvait voir ça. Ce qui explique le succès de ces « attractions« . Le cinématographe, qui apparaît dès la fin du XIXe siècle, permettra ensuite au public de visionner des images de l’actualité, des films de voyage teintés d’exotisme, des « chinoiseries«  comme on disait, qui suscitaient un fort engouement, mais aussi des documents sur l’Afrique, dans un climat colonial, ou la médecine, en particulier la chirurgie.

Bien plus tard, l’industrie du cinéma succèdera à ces petits spectacles forains fabriqués de manière artisanale à des fins de divertissement.

Les «zoos humains» et «musées anatomiques et pathologiques» se sont développés dans les foires au 19e siècle. (Photo : dr)

Sait-on dater leur apparition? 

Pas exactement. Mais on peut relier les « phénomènes de foire«  à l’acte d’exposer, qui se développe aux XVIe et XVIIe siècles, dans le sillage des grandes découvertes. Dans des cabinets de curiosités, réservés aux ultra-privilégiés de l’époque, on admire toutes sortes d’objets ramenés de lointaines contrées, symboles de cultures inconnues. Ce modèle va se démocratiser au XVIIIe siècle pour s’ouvrir aux classes populaires et donner naissance à la culture de masse. Les expositions vont alors connaître un immense succès. Le fameux Phineas Taylor Barnum flaire le bon filon et monte ses célèbres freak shows, des exhibitions de «monstres humains» qu’il va ensuite importer des États-Unis jusqu’en Europe à la fin du XIXe siècle.

Que voit-on à la Schueberfouer à cette époque?

La foire n’est pas attrayante. Vers 1890, seul le milieu du Glacis est exploité. Il y a des carrousels, des balançoires, des montreurs d’animaux, des saltimbanques et des baraques en enfilade où on trouve des rings de boxe, des rigolariums et leurs miroirs déformants, des parcours d’adresse à escaliers mouvants, et bientôt, des « musées«  qui exposent des objets. Les archives ne permettent pas de savoir à partir de quand précisément, mais on dispose d’une demande à la Ville en 1909, sans savoir si elle fut acceptée ou pas.

Par contre, on sait qu’en 1924, le « Grand musée anatomique et pathologique«  est venu de France avec un énorme stand long de 38 mètres et large de 6 mètres. Il annonce dans sa réclame une collection de plus de 1 000 objets et sujets, reproduits « d’après les originaux des plus célèbres professeurs«  : encore ce lien avec la science et l’aspect pédagogique.

À cette période, la Schueberfouer apportait une forme de connaissance aux visiteurs. On voyait dans ces « musées«  des moulages en cire de certaines parties du corps humain, y compris sexuelles, des fœtus, etc. Des instruments de torture du Moyen Âge étaient présentés, avec un alibi historique cette fois. La mise en scène et les effets d’horreur se sont ajoutés ensuite, pour s’assurer que le show soit toujours plus excitant et attire davantage de visiteurs.

C’est dans ce contexte qu’on commence à monter des « zoos humains« ?

Tout à fait. En Allemagne, à la fin du XIXe siècle, le propriétaire de jardins zoologiques Carl Hagenbeck ne collecte plus seulement des animaux exotiques pour ses parcs : il engage des tribus et des familles entières originaires des colonies qu’il convainc de travailler pour lui. Il organise de grandes « expositions ethnologiques«  qui font un tabac dans toute l’Europe.

Ce genre de mise en scène grandeur nature débarque au Luxembourg en 1906 lors de la Schueberfouer, mais pas au Glacis, trop petit pour accueillir le spectacle : le Buffalo Bill’s Wild West Show s’installe sur plusieurs hectares de champs à Merl et reconstitue – avec toutes les libertés historiques possibles – les affrontements entre cowboys et vrais « indiens«  dans de monumentales scènes de chasse. On peut le considérer comme la première exposition ethnologique au Grand-Duché.

On poussait la stigmatisation pour plaire au public

Comment le public luxembourgeois réagit-il?

On n’en sait pas grand-chose à vrai dire. Une chercheuse allemande qui travaille sur le sujet indique d’ailleurs qu’on dispose de très peu de traces quant à l’accueil du public par rapport à ces évènements d’un nouveau genre. L’une des rares archives parlant de ces «expositions» que j’ai pu consulter est un rapport de la police grand-ducale de 1929 qui évoque « la seule nouveauté«  à la Schueberfouer cette année-là : « Le village des nègres remporte un grand succès« , écrit l’agent.

Comment expliquer ce plébiscite?

Ça marche parce que l’intérêt du public est là : en montant leurs shows, les forains ne font rien d’autre que coller aux attentes de leurs contemporains. Chaque période de l’Histoire a sa propre mentalité, son esprit, ses tabous, ses zones d’ombre. Fin XIXe-début XXe, les « zoos humains«  ne sont pas contraires à la morale. On poussait les clichés et la stigmatisation de ces populations pour plaire au public.

Annonce parue dans la presse en 1929 (Photo : eLuxemburgensia)

Sait-on comment les individus de ces tribus étaient traités?

Si certains patrons les considèrent comme des artistes à part entière, d’autres profitent d’eux, clairement. Tout un réseau se développe autour du business de ces expositions très lucratives, avec des agents chargés de recruter des autochtones en Indonésie, en Afrique, et même chez les Esquimaux, pour ensuite former des troupes. Une sous-traitance qui pose problème, on le sait notamment par Hagenbeck, qui se plaint de leur comportement esclavagiste et dénonce de mauvais traitements.

Et bien entendu, ces gens ne sont pas libres. On les met à l’écart durant les tournées pour préserver leur « authenticité«  et éviter toute assimilation. Il faut absolument garder intacte la part de mystère autour de ces tribus venues d’ailleurs, ne pas gâcher le jeu sur lequel se base le modèle commercial.

Derrière ces « expositions », on retrouve l’idée d’une supériorité raciale

L’idéologie coloniale est omniprésente…

Complètement. Sans le colonialisme, pas d’« expositions ethnologiques« . Peu importe la façon dont ces peuples sont présentés, le fond reste le même : derrière tout ça, on retrouve l’idée d’une supériorité raciale, et de la nécessité de « civiliser«  ces personnes en leur imposant nos styles de vie, nos façons de voir les choses, et nos référentiels. On pointe du doigt ces gens en les désignant comme différents. Une représentation dont les conséquences pèsent encore sur notre société malheureusement.

Je peux préciser toutefois que, d’après mes recherches, ces « zoos humains«  ont été très rares au Luxembourg, contrairement aux exhibitions de personnes « hors normes«  qui s’y sont poursuivies jusque dans les années 1960 et aux musées anatomiques, dont les visites au Glacis ont perduré jusqu’en 1984.

L’Allemagne nazie interdit en 1938 l’exposition de personnes handicapées sur les foires… exceptés les « nains«  et les « géants« . Ce qui explique l’essor des troupes de lilliputiens. Le public luxembourgeois a pu les voir régulièrement à la Schueberfouer dès 1933 et jusqu’en 1953, au cœur d’un petit village en carton-pâte. On vendait même des cartes postales à leur effigie. En Rhénanie-Palatinat, un parc où des lilliputiens étaient livrés aux yeux des visiteurs jusque dans l’intimité de leur maison a existé jusque dans les années 1990.

Le voyeurisme n’a pas disparu. Qu’est-ce qui a pris le relais des baraques de foire?

Cet attrait pour ce qui est défendu, pour l’interdit, pour les zones d’ombre, on l’a en nous, c’est humain. Et désormais, c’est dans les films, mais aussi sur internet et les réseaux sociaux, qu’on va chercher du contenu sensationnel, divertissant ou choquant. La question qui se pose est de savoir avec quoi peut-on encore faire sensation aujourd’hui?


Steve Kayser est historien et passionné par le monde forain (Photo : Alain Rischard)