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Pauvreté énergétique : «Le problème, c’est comment la calculer»


Anne-Catherine Guio insiste sur le besoin d’analyser plus précisément la pauvreté énergétique, dont le nombre de personnes touchées serait sous-estimé selon elle. (Photo : julien garroy)

Dans un article publié en décembre dernier, la chercheuse du Liser Anne-Catherine Guio démontre la complexité qui demeure pour estimer et lutter contre la pauvreté énergétique, un phénomène qui ne cesse pourtant de croître.

Économiste et chercheuse au Luxembourg Institute of Socio-Economic Research (Liser), Anne-Catherine Guio travaille sur la pauvreté et ses indicateurs, dont celui de l’accès à l’énergie. Ce dernier point étant, depuis, touché par des récentes hausses de prix historiques, la pauvreté énergétique a gagné en importance dans la lutte contre la précarité. Auteure d’un article pour Improof, la plateforme de la Chambre des salariés, en décembre dernier, Anne-Catherine Guio a partagé ses connaissances sur ce sujet qui reste complexe, aussi bien pour l’identifier que pour le quantifier.

Comment définissez-vous la pauvreté énergétique ?

Anne-Catherine Guio : La définition un peu générale, c’est de se dire que ce sont des personnes qui n’ont pas les capacités financières de se chauffer ou d’avoir de l’électricité pour un usage usuel. Mais c’est très difficile à mesurer. Imaginez si vous habitez dans un château et que vous n’avez pas les capacités financières de le chauffer entièrement. Est-ce que vous êtes en situation de pauvreté énergétique?

Ou alors, vous n’avez aucun arriéré de facture électrique, mais vous mourez de froid dans votre petit appartement parce que vous avez décidé de ne pas être en arriéré et donc, vous vous privez. Là aussi, on peut parler de pauvreté énergétique.

Le problème, c’est comment la calculer? Lorsque l’on regarde les chiffres, on peut croire qu’il n’y a pas tellement de gens concernés. Ce qu’il faudrait, c’est mettre en place une batterie d’indicateurs à suivre annuellement afin de mieux aider les gens. Au Luxembourg, on a par exemple les données sur les coupures (lire ci-contre). La coupure, c’est la forme extrême de la pauvreté. Puis il y a aussi des enquêtes, des aides comme la prime à l’énergie, mais ce sont des chiffres éparpillés.

La coupure, c’est la forme extrême de la pauvreté

On ne peut pas estimer le nombre de personnes touchées par la pauvreté énergétique au Luxembourg ?

Non. Ceci dit, ce n’est facile à dire dans aucun pays, car c’est aussi très normatif. Nous avons justement des discussions au niveau européen sur la définition d’un indicateur beaucoup utilisé : la capacité de garder son logement chaud pendant l’hiver. Même si cela reste assez subjectif, car des personnes âgées peuvent avoir des besoins plus élevés si elles sont là tout le temps, et puis cela dépend des us et coutumes. Il y a aussi des populations qui se plaignent moins souvent dans les enquêtes, qui ont plus de fierté.

Dans les pays du Sud, très peu de gens disent qu’ils n’ont pas la capacité (…), car ils ne sont pas confrontés aux problèmes très longtemps durant l’année. Personnellement, c’est un indicateur que j’ai quand même beaucoup utilisé. Même si l’on est prisonnier des méthodes d’enquête quelque part, on fait confiance au ressenti des personnes.

Un comportement moins énergivore, c’est une question de pouvoir d’achat

Quelle est la place de la pauvreté énergétique dans la pauvreté globale ?

La pauvreté énergétique, c’est vraiment l’idée que la personne est aussi en situation de pauvreté et que cela se marque dans un certain nombre de domaines, dont l’accès à l’énergie. C’est un besoin de base qui doit pouvoir être rempli et certains souffrent de privation.

On entend beaucoup « Les pauvres, ils ont le dernier iPhone et la télé« , mais lorsque l’on regarde comment ils se débrouillent quand cela commence à ne plus aller, qu’est-ce qu’ils sacrifient d’abord? Ils sacrifient tous la même chose : les vacances, les restaurants, les loisirs, la culture, l’épargne. Et puis ils descendent dans l’ordre de priorités; alors commencent les problèmes avec les arriérés, pour garder le logement chaud, pour se vêtir, manger, et le dernier, c’est avoir des chaussures.

Le problème énergétique, c’est que ceux pour qui c’est d’autant plus grave quand la facture double ou triple, ce sont ceux qui n’ont pas la capacité d’investir dans leur logement pour l’isoler mieux, de se louer un logement bien isolé ou d’acheter des appareils peu énergivores.

Aller vers un comportement moins énergivore, c’est une question de pouvoir d’achat. Ils sont donc prisonniers d’une consommation trop élevée et pour laquelle ils ne peuvent pas investir pour la diminuer. Ils sont deux fois punis.

La pauvreté énergétique pourrait être étudiée via les chiffres de logements insalubres ?

Oui, tout à fait, je pense que c’est lié à la qualité du logement. Les indicateurs de l’insalubrité sont : mur humide, fenêtre non hermétique, fuite dans le mur, mur ou plancher humide et fenêtre endommagée.

Au Luxembourg, cela touche 15 % de la population et parmi les personnes pauvres, ce sont 25 %. Donc la question est : « Ces 15 % sont-ils capables de faire les investissements pour sortir de l’insalubrité, qui est un facteur
aggravant?« 

Pour tous ceux qui sont en location, la question, c’est : « Est-ce qu’ils ont les moyens financiers, sur le marché locatif privé, de pouvoir avoir un logement qui garantit un minimum de salubrité?« .

Et la 3e question, c’est : « Quid du logement social; est-il aussi adapté à la transition énergétique ou, alors, quels sont les investissements requis?« .

Énergie : +63 % de coupures en un an

Dans son rapport publié en octobre dernier sur ses activités en 2022, l’Institut luxembourgeois de régulation démontre que les demandes de coupures et les coupures effectives d’énergie ont explosé. Au total, le nombre de coupures de gaz et d’électricité ont augmenté de 63 % depuis 2021, passant de 916 à 1 496.

Pour l’électricité, 870 déconnexions ont été réalisées en 2021, soit 99 de plus que l’année précédente. En 2022, 1 303 déconnexions ont été réalisées, soit 433 de plus (+49,7 %). L’année 2022 a également connu le plus fort nombre d’informations à destination de l’Office social – contacté lorsqu’un client est défaillant – de ces cinq dernières années, avec 12 211 informations, contre 8 767 en 2018.

Pour le gaz, 46 déconnexions ont été effectuées en 2021, contre 193 en 2022 (+320 %). En 2022, le nombre de demandes de déconnexion (1 104) et d’informations à l’Office social (463) a également bondi, en augmentant respectivement de 138 % et 36 % par rapport à 2021.

L’Office social : le dernier recours

Afin de venir en aide à un client résidentiel en défaillance de paiement, la loi électricité définit une procédure à suivre par les entreprises d’électricité. Le client doit d’abord être informé par écrit lors du deuxième rappel de la possibilité de déconnexion dans un délai de 30 jours en cas de non-paiement. En parallèle, une information est adressée à l’Office social du lieu de résidence du client et selon la loi : «Une fourniture minimale en énergie domestique est garantie à toute personne remplissant les conditions d’éligibilité pour le droit à l’aide sociale, si elle se trouve dans l’impossibilité de faire face à ses frais (…) d’énergie domestique.» En contrepartie de la prise en charge de la dette par l’Office social, le fournisseur est en droit de faire placer par le gestionnaire du réseau un compteur à prépaiement jusqu’à apurement intégral de la dette.

Pour le gaz, la procédure est similaire à la différence près que le client doit être informé par écrit lors du deuxième rappel de la possibilité de déconnexion dans un délai de 30 jours en cas de non-paiement, et non après les 30 jours comme pour l’électricité.