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Patrimoine : «On a un livre d’histoire sous nos pieds»


Des fouilles préventives menées en 2022 à Bascharage ont mis au jour des fossiles datant du jurassique.

Longtemps redoutée par les aménageurs, l’archéologie préventive a su moderniser ses méthodes pour concilier préservation du patrimoine et respect des délais de construction.

On n’y pense généralement pas, mais nous avons sous nos pieds un trésor : des millénaires d’histoire, notre histoire, «notre album de famille», pour reprendre l’expression de l’archéologue Foni Le Brun-Ricalens, directeur de l’Institut national de recherches archéologiques (INRA).

Le Luxembourg possède en effet des ressources archéologiques exceptionnelles, et ce, à toutes les époques! Certaines découvertes sont même devenues des références au niveau international : l’homme de Loschbour par exemple, ce squelette d’Homo sapiens découvert en 1935 au Mullerthall, sert de référent mondial en tant que l’un des derniers représentants des chasseurs-cueilleurs mésolithiques, juste avant l’arrivée des premiers agriculteurs-éleveurs néolithiques, il y a environ 5 000 ans. Son excellente conservation a même permis d’identifier certains gènes !

Mais depuis l’après-guerre, avec l’accélération de la mécanisation et l’augmentation de la population – et donc des besoins en logements et infrastructures qui en découlent –, sans compter une certaine propension à construire des caves et des parkings souterrains, le patrimoine archéologique national est régulièrement menacé. «En 50 ans, on a détruit autant qu’en 2 000 ans!», estime Foni Le Brun-Ricalens. «On est content d’avoir toutes ces infrastructures bien sûr, mais il est de notre responsabilité de sauvegarder notre patrimoine pour les futures générations.»

Or, longtemps au Luxembourg, pour sauvegarder ces ressources non renouvelables, il aura fallu compter sur la seule ténacité des archéologues et sur la sensibilité des aménageurs et des communes, en espérant que ces derniers avertissent les scientifiques de toute trouvaille faite au cours des chantiers.

Des premières lois ont fini par imposer l’obligation de faire part des découvertes de vestiges (1966, 1983) : dès que quelque chose était trouvé, il fallait prévenir le bourgmestre, qui en informait le ministre, qui lui-même prévenait les archéologues. La grande majorité des aménageurs ont joué le jeu, assure Foni Le Brun-Ricalens : «Question de mentalité. Au Luxembourg, on a un certain respect des règles! Peu d’aménageurs ont tenté un coup de poker.»

Mais ce système est devenu obsolète avec la multiplication des chantiers, et l’archéologie préventive faisait figure d’épouvantail auprès des aménageurs, car elle signait l’arrêt des travaux pour, parfois, de longs mois. «On faisait les pompiers. On intervenait au moment où on trouvait quelque chose. Tout le monde y perdait : les aménageurs devaient arrêter leurs travaux du jour au lendemain (il y avait donc un préjudice économique), et nous, nous devions travailler dans l’urgence et pas toujours dans de bonnes conditions, par exemple avec du gel si c’était en hiver.»

Après des décennies de sensibilisation tant de la population que des politiques, la ratification en 2016 de la convention européenne pour la protection du patrimoine archéologique – la convention de La Valette (signée en 1992!) –, puis la loi du 25 février 2022, sont enfin venues consacrer la pratique de l’archéologie préventive au Grand-Duché et régulariser une situation de fait, c’est-à-dire encadrer les pratiques développées par les archéologues au fil des ans pour concilier préservation du patrimoine et respect des délais de construction, et donc des coûts.

«Disons qu’au Luxembourg, on réfléchit bien avant d’agir!», résume, non sans humour, Foni Le Brun-Ricalens. L’avantage de cette lente prise de conscience de l’État, c’est que les archéologues du Grand-Duché ont pu apprendre des expériences de leurs prédécesseurs à l’étranger, et éviter ainsi de répéter certaines erreurs. «Les autres pays ont servi de laboratoire pour mettre en place des méthodes archéologiques qui n’existaient pas.»

Chantiers ciblés

L’une de ces pratiques consiste à obtenir les dossiers d’aménagement bien en amont du début des travaux. Les archéologues peuvent alors évaluer la potentialité archéologique des sites sur lesquels des travaux d’aménagement sont envisagés. L’aménageur peut ainsi savoir à quoi s’attendre, et prévoir ce coût dans son budget. Sachant que tous les chantiers ne donnent pas lieu à des fouilles, loin de là : «Sur les 2 000 constructions annuelles, 2 % vont être positives, soit une quarantaine de chantiers seulement. Il s’agit là d’une jauge identique dans toute l’Europe du Nord», signale Foni Le Brun-Ricalens.

En effet, d’une part, l’INRA cible les zones susceptibles d’abriter des trésors du passé. «On sait où chercher.» Pour déterminer ces zones, les archéologues prennent en compte la nature du sol et son épaisseur, la topographie (selon que le terrain se trouve sur un plateau, le fond d’une vallée ou sur un versant, les sites seront plus ou moins protégés et les vestiges préservés), la présence de cours d’eau, les données et cartes historiques, la toponymie ainsi que les résultats des autres opérations de fouilles à proximité. Ils ont établi une carte de ces zones, aujourd’hui appelées «Zones d’observation archéologique», qui sera prochainement consultable sur geoportail.lu.

Des sondages à intervalles réguliers permettent de déterminer la présence d’éventuels vestiges. Photo : inra

Si l’intérêt du site est confirmé, les archéologues demandent alors un diagnostic. Des sondages vont être effectués : il s’agit de creuser des tranchées (ou «fenêtres») d’environ deux mètres de large (cela dépend de la largeur du godet de la pelle mécanique) et de longueur et de profondeur variables. Elles sont tracées généralement en quinconce, sur en moyenne 10 % du terrain. «L’expérience a permis de déterminer qu’un ratio entre 8 et 12 % de la surface du terrain permet d’avoir une bonne idée du site, que celui-ci soit riche ou plus pauvre, tout en respectant les coûts et les délais», explique Foni Le Brun-Ricalens.

Des archéologues privés et agréés

L’INRA peut aussi proposer un simple suivi des travaux, surtout dans le cadre de longs tracés ou pour la pose de canalisations par exemple. Dans ce cas, un archéologue privé agréé suit les travaux pour observer et documenter au fur et à mesure. C’est en effet une nouveauté de la loi de 2022 : les aménageurs peuvent faire appel s’ils le souhaitent à des firmes privées ayant reçu un agrément du ministère de la Culture et dont le travail est contrôlé par les archéologues de l’INRA.

D’autre part, il faut qu’il y ait un intérêt scientifique pour que soient lancées des fouilles. «Nous n’allons pas fouiller s’il s’agit d’éléments déjà très connus», souligne Mei Duong, archéologue et responsable du service du suivi archéologique de l’aménagement du territoire. «Au final, il y a pas mal de dispenses.» «Quand on fouille, c’est pour répondre à des problématiques, qui donneront lieu à des publications», ajoute Foni Le Brun-Ricalens.

Si des fouilles sont finalement décidées, elles peuvent durer jusqu’à six mois selon la loi, sauf en cas de découverte exceptionnelle. «Il y a toujours une exception, mais il ne faut pas que ce soit l’arbre qui cache la forêt. L’immense majorité des dossiers se déroule bien, nous ne sommes pas des empêcheurs de tourner en rond», insistent les archéologues.

Les opérations de diagnostic sont payées par l’aménageur – une pratique que certains d’entre eux avaient réclamée il y a de nombreuses années pour accélérer les délais et qui est restée en place. Les fouilles, quand elles sont induites par des aménagements privés, sont payées pour moitié par l’État (contre la totalité auparavant). «C’est le principe du casseur-payeur. On part du principe que c’est à cause du lancement d’un projet qu’on est obligé d’intervenir.»

Malgré les contraintes, l’archéologie préventive est vitale pour la nation, en témoigne Foni Le Brun-Ricalens : «On a un livre d’histoire sous nos pieds. Une fois qu’il est détruit, c’est pour de bon. Ne pas documenter le sous-sol, c’est comme si on brûlait notre histoire, c’est comme faire un autodafé. De plus, parfois, comprendre le passé permet de ne pas répéter les mêmes erreurs. Et puis, si on nous retire la culture, on est quoi? Des robots.»

Un secteur d’avenir

Avec la nouvelle loi et la prise de conscience de l’importance de l’archéologie, archéologue au Luxembourg est un métier d’avenir», n’hésite pas à annoncer Foni Le Brun-Ricalens. Tant l’INRA que les firmes privées (elles sont moins d’une dizaine actuellement) manquent en effet d’archéologues. Et des disciplines particulières sont à développer au Luxembourg, notamment le paléoenvironnement (l’étude des environnements anciens permet de comprendre dans quel milieu naturel a vécu l’homme, ainsi que son impact sur celui-ci), ou la paléogénétique, qui consiste à analyser l’ADN présent dans les fossiles ou les sédiments.