La fraude coûte extrêmement cher à l’UE. Depuis trois ans, le parquet européen dispose de moyens pour traquer les auteurs de ce type d’infraction à travers les États membres.
Cent vingt milliards d’euros : c’est le coût annuel de la corruption pour l’économie du Vieux Continent, selon l’estimation «prudente» de la Commission européenne. Un phénomène qui «porte gravement atteinte à la société, à nos démocraties, à l’économie et aux particuliers», avait alerté la présidente de la CE, Ursula von der Leyen, dans son discours sur l’état de l’Union de 2022.
Il y a encore peu, seules les autorités de chaque État membre pouvaient mener des enquêtes et engager des poursuites contre les délits portant atteinte aux intérêts financiers de l’UE. Mais avec des capacités différentes en matière de répression des fraudes, parfois un manque d’empressement à traiter ces dossiers, et surtout des compétences limitées à l’intérieur de leurs frontières, les résultats étaient pour le moins insatisfaisants. Quant aux organes européens transfrontaliers comme Eurojust, Europol ou l’Office européen de lutte antifraude (OLAF), ils ne peuvent procéder qu’à des enquêtes administratives et donner des recommandations judiciaires.
Afin de lutter plus efficacement contre ce fléau qui grève les budgets européen et nationaux, un organe indépendant des institutions européennes et des autorités nationales a donc été instauré : le Bureau du procureur général européen ou parquet européen (EPPO), qui officie depuis juin 2021. À la tête de cette structure unique au monde, dont le siège est basé au Kirchberg, à Luxembourg, la Roumaine Laura Codruta Kövesi (nommée pour sept ans non renouvelables par le Conseil et le Parlement européen) et un collège de 23 procureurs – un par État membre participant.
Deux procureurs délégués basés à Luxembourg
Avec l’adhésion toute récente de la Pologne, 23 États participent en effet désormais au parquet européen. Seuls la Suède, la Hongrie, le Danemark et l’Irlande n’ont pas rejoint le groupe, «pour des raisons politiques», souligne Gabriel Seixas, procureur général du Luxembourg, qui précise : «Nous avons néanmoins des accords de coopération judiciaire avec ces États. Nous avons également énormément de liens avec des États tiers».
Ces procureurs assurent la cohésion entre les affaires et au sein de celles-ci et supervisent les enquêtes menées sur le terrain par des procureurs délégués. Ces derniers, au nombre de 140 et répartis dans 42 bureaux à travers les États participants, sont chargés de traquer les criminels qui ont opéré des fraudes impliquant des fonds européens d’un montant d’au moins 10 000 euros et des fraudes transfrontières à la TVA entraînant un préjudice d’au moins 10 millions d’euros. Lorsqu’ils se saisissent d’une affaire, les autorités nationales en sont dessaisies. Deux procureurs délégués, basés à Luxembourg, opèrent au Grand-Duché. «Nous espérons pouvoir recruter deux procureurs délégués supplémentaires cette année», annonce Gabriel Seixas.
La corruption tue
La corruption et la fraude n’ont pas seulement un coût très préjudiciable pour les finances publiques, et donc sur les services dont peuvent bénéficier les citoyens, elles peuvent aussi littéralement tuer. Le 28 février 2023, la collision entre deux trains en Grèce a provoqué la mort de 57 personnes. Le parquet européen a ouvert une enquête sur un contrat concernant la mise à niveau du système de signalisation des trains et le contrôle à distance, cofinancé par l’UE.
S’il avait été fonctionnel, ce système aurait pu empêcher cet accident ferroviaire, le plus meurtrier du pays. En décembre dernier, 23 suspects – dont 18 agents publics – ont été inculpés pour des délits liés à l’exécution de ce contrat. Le préjudice aux intérêts financiers de l’UE et de l’État grec s’élève à plus de 15,6 millions d’euros. Les prévenus sont passibles d’une peine d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à dix ans, assortie d’une amende.
Augmentation des signalements
Pour lancer les investigations, «les procureurs se basent sur des signalements d’infraction». Tout le monde (citoyens de l’UE ou ressortissants de pays tiers, particuliers ou personnes morales) peut signaler des dysfonctionnements au parquet européen. L’an passé, celui-ci a reçu 4 187 signalements, soit 26 % de plus qu’en 2022, essentiellement émis par des personnes privées et les autorités nationales. Les institutions et les fonctionnaires européens sont en effet encore peu nombreux à le faire : ils sont à l’origine de seulement 108 signalements en 2023. «Il y a encore une marge de manœuvre au niveau de la détection de la fraude européenne au sein de l’UE», admet Gabriel Seixas.
Au niveau national également. Certains pays se montrent plus zélés que d’autres, à l’instar de l’Italie par exemple, où pas moins de 552 investigations ont été ouvertes en 2023, pour des dommages estimés à 6,02 milliards d’euros. Un record au sein de l’UE. «Les détections sont nombreuses parce que les services compétents ont une approche proactive. La police judiciaire italienne a des services spécialisés qui n’attendent pas les signalements, mais vérifient directement que l’argent est bien employé», indique le procureur européen.
À l’inverse, au Luxembourg, seules cinq nouvelles enquêtes ont été ouvertes en 2023, pour un montant estimé à 1,2 million d’euros de dommages. «Au Luxembourg, nous avons enregistré seulement 10 plaintes, issues majoritairement des institutions européennes : il s’agit de contentieux liés aux fonctionnaires européens, lesquels demandent des subsides ou reçoivent des indemnités auxquelles ils n’ont pas droit, en utilisant de faux documents», fait savoir Gabriel Seixas.
Des chiffres qui ne s’expliquent nullement par une plus grande vertu ou la petite taille du Grand-Duché : «Nous ne recevons pratiquement pas de signalements des autorités de contrôle et de gestion des fonds européens au Luxembourg», déplore le procureur. «Il faudrait mettre en place une autorité de contrôle centralisée entièrement dédiée au contrôle de l’utilisation de ces fonds. Ce projet est inclus dans le programme de coalition, mais il faudra des années avant qu’il soit instauré. Il y a donc une prise de conscience et la transparence existe, mais il faut un changement de culture et de mentalités plus profond, et que quelqu’un contrôle.»
Organisations criminelles
Les procureurs délégués mènent les enquêtes et les poursuites conformément au droit en vigueur dans leur pays, et les affaires sont ensuite jugées au niveau national. Ce qui signifie que le parquet européen a dû s’adapter à 23 systèmes judiciaires différents. «Nous utilisons du matériel, des technologies, des méthodes de travail et des langues différents. Une telle approche n’a jamais été tentée dans le passé», rappelle l’EPPO dans son rapport annuel, ajoutant : «Tout changement apporté au système judiciaire d’un État membre participant affecte directement le parquet européen».
«Si le droit criminel a été harmonisé à travers une directive, il existe toujours différentes mesures applicables. Par exemple, selon les pays, un procureur devra ou non se rendre d’abord chez un juge avant de prendre des mesures. Il pourra aussi les prendre directement ou devoir recueillir au préalable des éléments de preuves. Mais nous nous sommes accoutumés à cette façon de travailler», illustre Gabriel Seixas.
En 2023, 1 371 nouvelles investigations ont été ouvertes par le parquet européen (c’est 58 % de plus qu’en 2022), pour un total de 1 927 enquêtes en cours et des dommages estimés à plus de 19 milliards d’euros. Les juges ont ordonné le gel de quelque 1,5 milliard d’euros. Le profil des criminels? «Presque tous nos dossiers sont liés à des organisations criminelles qui agissent de manière coordonnée en utilisant des moyens extrêmement sophistiqués.»
Un formulaire en ligne, disponible en 24 langues, permet d’alerter le parquet européen lorsqu’il existe des motifs raisonnables de soupçonner qu’une infraction pénale a été commise à l’encontre des intérêts financiers de l’UE : https://www.eppo.europa.eu/fr/form/eppo-report-a-crime.
Opération «Amiral»
L’opération «Amiral» est l’enquête la plus importante menée à ce jour par l’EPPO. Plus de 600 individus sont soupçonnés d’être impliqués dans cette fraude transfrontalière à la TVA dont la perte est estimée à 2,2 milliards d’euros. Les 27 pays de l’UE, sauf le Danemark, sont concernés par cette fraude sur la vente d’appareils électroniques. L’enquête a aussi montré des ramifications hors de l’UE : en Albanie, en Chine, à l’île Maurice, en Serbie, à Singapour, en Suisse, en Turquie, aux Émirats arabes unis, au Royaume-Uni et aux États-Unis.
L’opération est partie d’investigations menées en avril 2021 par les autorités fiscales portugaises de Coimbra (centre) sur une entreprise commercialisant des téléphones mobiles, tablettes, écouteurs et autres appareils électroniques. Le dossier a été signalé au parquet européen quand celui-ci est entré en fonction, en juin 2021. Les enquêteurs, soutenus par Europol, ont peu à peu établi des liens entre cette entreprise et près de 9 000 autres entités dans différents pays. Cette chaîne comportait des entreprises agissant comme fournisseurs de matériel électronique et d’autres qui vendaient ces appareils en ligne tout en réclamant des remboursements de TVA aux autorités nationales, avant d’acheminer ces revenus offshores et de disparaître.