Amplitude horaire mal gérée, manque de reconnaissance, stress… Quatre conducteurs de bus témoignent de leur quotidien qu’ils jugent de plus en plus difficile.
Éric*, 40 ans, est chauffeur de bus de ligne régionale (RGTR) depuis neuf ans. Ce métier, il l’a choisi au départ par «vocation». «J’avais hésité à me lancer dans le transport routier. Mais comme j’aimais le contact, je me suis dit que le métier de chauffeur de bus était le plus approprié (…). Au début, les conditions étaient réunies. Il y avait le salaire, et surtout de la reconnaissance», confie ce frontalier belge.
Mais au fil des années, ces conditions de travail, se sont, pour lui, dégradées. Le premier des maux : l’amplitude horaire. Généralement, durant une journée de travail, un chauffeur de bus peut rester jusqu’à 10 à 12 heures sur son lieu de travail. Si Éric est conscient des contraintes liées à ce métier, il dénonce une mauvaise organisation de la répartition de son temps de travail au sein de son entreprise.
«On savait très bien où l’on mettait les pieds. Mais on se rend compte que l’on passe plus de temps au travail qu’à la maison. Avant, ces amplitudes étaient mieux gérées. Aujourd’hui, elles sont traînées sur plusieurs jours, avec parfois un seul repos dans la semaine. On peut, par exemple, finir notre service à 1 h du matin et recommencer le lendemain à 11 h. Oui, c’est légal, mais derrière, on ne pense pas à l’humain, au chauffeur qui enchaîne les heures», confie-t-il.
Son collègue, assis juste à côté de lui, l’avoue. Il se sent «épuisé» par son métier. «Je suis à la limite de la dépression. Dans notre entreprise, on entend que ça : les burn-out, les arrêts maladie. C’est devenu catastrophique. D’ailleurs, certains chauffeurs sont obligés de prendre un arrêt, simplement pour se reposer», s’alarme Thomas*. Si le problème semble être très présent, l’entreprise de Thomas semble, elle, faire la sourde oreille. «On n’a aucun soutien. On ne sent pas écouter. La seule chose que l’on nous dit, c’est : « Si tu ne sais pas t’adapter au métier, tu peux prendre la porte« », raconte-t-il, désabusé. Contactée, la Fédération luxembourgeoise des exploitants d’autobus et d’autocars (FLEAA) précise ne pas «disposer de données sur des cas de burn-out de conducteurs de bus au Luxembourg».
Je suis à la limite de la dépression. Dans notre entreprise, on entend que ça : les burn-out, les arrêts maladie
Des risques pour la sécurité routière
Pour ces chauffeurs de bus, cette surcharge de travail, a de nombreuses conséquences tant sur leur vie professionnelle que personnelle. «On ne voit presque plus nos enfants. Ma petite fille, qui a cinq ans, me dit toujours : « Pourquoi tu es toujours au travail papa?« . Alors, oui, beaucoup de personnes vivent ces situations, mais avant, l’entreprise arrivait à mieux gérer nos plannings. Nous n’étions pas sur notre lieu de travail pendant douze heures pour en travailler que cinq ou six», confie un autre conducteur de bus, lui aussi, frontalier.
Interrogée sur cette question, la FLEAA rappelle que les règles sur les amplitudes horaires sont régies par une convention collective. Cette dernière a été signée l’année dernière par l’OGBL et le LCGB. «S’il y a un problème avec la gestion des plannings, je pense qu’il faut voir avec l’entreprise concernée», répond-elle.
Au-delà de leur bien-être, ces conducteurs de transport en commun dénoncent surtout l’impact de leur fatigue sur la sécurité routière. Pour eux, les accidents routiers impliquant un bus seraient de plus en plus nombreux. «Quel chauffeur ne s’est pas déjà endormi au volant? C’est grave, mais cela nous est tous arrivés. Justement, la semaine dernière, j’ai commencé à 3 h et à 9 h du matin, j’ai failli m’endormir. Mais je ne pouvais pas m’arrêter, car cela aurait entraîné du retard sur ma ligne», confie Geoffrey*.
Thomas a déjà été victime d’un accident de la route avec son bus. Après le choc, il a souhaité se rendre aux urgences pour un contrôle, ressentant une douleur à l’épaule. «Le lendemain, l’entreprise m’appelle non pas pour me demander comment j’allais, mais simplement pour savoir quand j’allais reprendre le travail», s’insurge-t-il. Contacté, le ministère de la Mobilité n’a pas été en mesure de préciser si les accidents routiers impliquant un bus étaient bien en hausse, mais a noté qu’en 2023, deux personnes ont été gravement blessées.
«On ne tiendra pas jusqu’à la fin de l’année»
Face à cette situation qu’ils jugent préoccupante, ces quatre chauffeurs ont décidé d’agir. Ils ont créé au sein de leur entreprise un collectif pour dénoncer leurs conditions de travail. Près de 50 conducteurs l’ont déjà rejoint. «Nous souhaitons simplement avoir une écoute et une meilleure organisation du temps de travail, pour éviter la surcharge et la fatigue. C’est notre dernier rempart, car on ne tiendra pas jusqu’à la fin de l’année», regrette Éric.
Tous ont déjà pensé à simplement arrêter leur métier. Et ce, malgré un salaire très confortable. En moyenne, ces quatre chauffeurs gagnent entre 3 600 à 4 000 euros net par mois. «Nous sommes rémunérés sur la base d’un forfait de 173 heures. Mais, à cause de l’amplitude, nous restons parfois jusqu’à 250 heures sur notre lieu de travail. Et ces heures ne sont pas payées, car ce sont des pauses dues à l’amplitude. Mais justement, nous aimerions qu’elles le soient en partie, parce que ce sont des moments où nous sommes sur place. Souvent, on surveille le bus, c’est du travail quand même», explique un chauffeur. «Honnêtement, si rien ne change, je préfère partir. Parce que oui, c’est un très bon salaire, mais si c’est pour avoir une souffrance au travail, ce n’est pas la peine.»
Et ce salaire élevé semble, d’après ces conducteurs de bus, être de moins en moins attractif chez les nouveaux arrivants. «Certains restent deux ou trois mois et repartent. Même les frontaliers préfèrent rester dans leur pays, quitte à gagner moins, simplement pour avoir de meilleures conditions de travail. À cause de cette situation, nous sommes en manque de chauffeurs. Et forcément, cela aussi a un impact dans notre quotidien», confie Éric. Interrogée sur cette question, la FLEAA dit «de ne pas disposer de statistiques sur l’existence d’une pénurie de conducteurs de bus au Luxembourg».
Si aucun dialogue n’est trouvé, ce collectif envisage des actions plus marquantes pour faire entendre leurs «voix». La Fédération luxembourgeoise des exploitants d’autobus et d’autocars, se dit, elle, être ouverte «au dialogue et à la discussion avec le collectif de chauffeurs de bus».
* Pour des raisons d’anonymat, les prénoms ont été modifiés.