De retour en streaming avec la série « Copenhagen Cowboy », Nicolas Winding Refn a bâti une œuvre qui le fait compter parmi les cinéastes les plus importants de son époque. Ce n’est pas lui qui dira le contraire…
En 1996, Pusher intronisait Nicolas Winding Refn sur la scène cinématographique scandinave. À 24 ans, l’«enfant sauvage» du cinéma danois martelait déjà ne pas vouloir appartenir au cinéma «conventionnel» : polar hyperréaliste et plongée cruelle dans l’«underworld» de Copenhague, caméra au poing et allures de documentaire, Pusher est le genre d’uppercut cinématographique qui n’arrive qu’une fois tous les dix ou vingt ans.
D’un autre côté, Nicolas Winding Refn refusait aussi tout parallèle entre son film et le Dogme 95, mouvement d’avant-garde lancé l’année précédente par ses compatriotes et aînés Lars Von Trier et Thomas Vinterberg, et dont les règles strictes – caméra portée, lumière naturelle, action qui se déroule ici et maintenant… – lui semblaient déjà périmées. Pour le Dogme, le cinéma de genre et la violence sont inacceptables, et le cinéaste doit s’oublier en tant qu’artiste au profit de l’obtention de la réalité. Refn est tout le contraire : un amoureux du cinéma de genre, un esthète de la violence, un ego démesuré. Aujourd’hui, «NWR» ne se désigne plus que par ses initiales; il a fait de son nom une marque, trois lettres qui frappent ses œuvres comme gage de singularité.
Le cinéma, son «American way of life»
Né en 1970 à Copenhague dans une famille de cinéma, le fils unique d’Anders Refn – monteur de Breaking the Waves (1996) et Antichrist (2009) de Lars Von Trier – et de Vibeke Winding – cheffe opératrice, documentariste et photographe – grandit avec sa mère à New York, ville qui, dit-il, l’a forgé. Dans les années 1980, les nombreux cinémas de Times Square vivent leurs derniers instants. Les «megastores» et les panneaux électroniques géants faisant défiler en direct les évolutions de la Bourse remplacent une à une les façades annonçant la projection d’un classique américain, d’un double programme dédié au «giallo» ou d’un film porno.
L’explosion du marché de la vidéo et la télévision finiront de les enterrer. Pour l’adolescent Nicolas, daltonien et dyslexique, et qui a appris à lire sur le tard, le cinéma n’est pas qu’un passe-temps : c’est son «American way of life». Refn fera son autoportrait d’adolescent dans l’employé de vidéoclub de Bleeder (1999), incarné par son alter ego Mads Mikkelsen : réservé, sensible mais lucide, et capable de citer des dizaines de noms de cinéastes du monde sans reprendre son souffle.
Des débuts grandioses et sauvages
Son cinéma des débuts, à la fois grandiose et sauvage, s’inscrit dans la lignée des premiers films de John Cassavetes ou de Martin Scorsese. Ses évolutions stylistiques radicales n’ont d’ailleurs jamais effacé les deux principes fondamentaux de son œuvre : faire du protagoniste le moteur du récit et procéder au tournage dans l’ordre chronologique – ce qui l’encourage à réécrire son film en cours de route, «comme une peinture», avec «l’incertitude de ce que cela donnera à la fin».
Copenhagen Cowboy : NWR selon NWR
Copenhgen Cowboy ne montre rien de Copenhague, pas plus qu’on y voit de fines gâchettes monter à cheval. L’habituel héros solitaire et sans passé, omniprésent chez NWR, est une héroïne, Miu. Une «porte-bonheur» au goût prononcé pour les survêtements de sport, et dont les pouvoirs surnaturels attisent l’intérêt de plusieurs figures du monde criminel : une mère maquerelle vieillissante qui espère encore tomber enceinte, un avocat véreux, un gangster des Balkans, un serial killer de type aryen et buveur de sang… D’ennemi en ennemi, la laconique Miu trace son chemin à la manière d’une odyssée où le danger est continuellement grandissant.
Avec cette deuxième série – après Too Old to Die Young (2019), sur Amazon Prime –, Refn trouve refuge dans son Danemark natal et chez Netflix. Maîtrisant mieux que jamais son style éthéré et saturé de couleurs – il prend plaisir à gratifier le spectateur d’hypnotisants plans panoramiques à 360 ° –, le cinéaste marie l’extrême stylisation de sa période américaine à l’âpreté du monde souterrain danois de ses débuts, jusqu’à reprendre une galerie de méchants assez similaire (mais bien moins puissante que l’héroïne androgyne, qui connaît parfaitement son kung-fu).
Somme de toute son œuvre, qu’il aborde définitivement sous l’angle du bizarre, Copenhagen Cowboy n’ouvre pas forcément de nouveaux horizons pour l’auteur, mais, à 50 ans, il pose un regard sur le travail accompli… Sans (trop) se regarder le nombril – voilà la nouveauté! Surtout, NWR pose une question philosophique qui dépasse le simple «message» : et si, dans cette ère du streaming qui se nourrit de son propre formatage, un artiste – appelons-le «l’élu» – parvenait à défier l’algorithme? Si c’est un pari, NWR le transcende. Mais après cette fin cryptique, sa plus grosse prouesse restera de faire plier l’establishment du streaming pour une saison 2.
Copenhagen Cowboy, de Nicolas Winding Refn. Netflix.
Et, à l’image des deux maîtres new-yorkais cités plus haut, les méthodes risquées de Nicolas Winding Refn lui ont fait tutoyer l’échec plus d’une fois. En 2003, le thriller Fear X – son troisième film, le premier en anglais – le mène tout droit à la faillite. Mais le «gambler» s’en remet vite, de retour au Danemark pour replonger dans l’univers Pusher avec deux suites couronnées de succès, et qui permettent au monde entier de découvrir le premier film, jusqu’alors pratiquement invisible hors du royaume.
Puis il y aura le cas Only God Forgives (2013), qui met en lumière nombre de ses visions. Celle, notamment, de l’artiste voué à la souffrance, plus que jamais reflétée dans le personnage christique et sacrificiel de Ryan Gosling, qu’il réinvente une seconde fois, après le grandiose Drive (2011). Liv Corfixen, actrice et femme du cinéaste, documentera l’instabilité émotionnelle de ce dernier et les crises – personnelle, familiale, artistique – qu’il traverse durant le tournage, dans l’éprouvant My Life with Nicolas Winding Refn (2013). Une certaine idée de l’enfer, que seule l’existence de Ryan Gosling parvient à adoucir, lui qui, entre les prises, s’improvise baby-sitter et psychologue de couple. C’est néanmoins cette œuvre qui précisera définitivement le style «NWR», dont la recherche avait été amorcée depuis Pusher III (2005) et Bronson (2008), biographie du plus célèbre psychopathe britannique, qui a fait de sa vie en prison une œuvre d’art.
NWR ne se désigne plus que par ses initiales; il a fait de son nom une marque
Si Valhalla Rising (2009), épopée viking minimaliste et muette, reste l’œuvre dans laquelle ses visions prophétiques héritées de ses mentors – Alejandro Jodorowsky et Stanley Kubrick en tête – sont les plus aiguisées, Only God Forgives, enfant né de la souffrance, a de quoi prétendre au même titre. Face à William Friedkin, Refn le qualifie de «chef-d’œuvre» égal à 2001 : A Space Odyssey (Stanley Kubrick, 1968) – ce qui amène le réalisateur de The Exorcist à lui demander ce qu’il pense de Citizen Kane (Orson Welles, 1941). Refn, impassible : «C’est très bien». Et Friedkin de rétorquer : «Y a-t-il un docteur dans la salle ? Je crois que ce jeune homme ne se sent pas bien !» Force est de constater que Copenhagen Cowboy, sa nouvelle série en six épisodes, disponible depuis le 5 janvier sur Netflix, est généreuse en visions, anciennes et nouvelles. «J’ai combiné mes passés afin de créer mon futur», a-t-il déclaré.
Un ego gros comme une montgolfière
C’est désormais connu et accepté : NWR a un ego gros comme une montgolfière. Ça fait partie du personnage, comme un «running gag» provoc qu’il prend très au sérieux. À Bologne, sa signature prend toute la place sur l’affiche souvenir du Cinema Ritrovato, que les cinéastes invités viennent signer dans la boutique du festival – quitte à empiéter sur les paraphes de ses illustres pairs et maîtres. Un exemple parmi d’autres. Mais derrière ses lunettes à montures épaisses, qui renforcent son air très sûr de lui, et son attrait pour la violence, Refn laisse poindre ses angoisses et sa sensibilité, preuve d’honnêteté.
À l’instar de sa dévotion au tarot de Jodorowsky, qui lui tire les cartes avant chaque nouveau projet. Cinéphile passionné, NWR a créé sa propre plateforme de streaming – gratuite mais éphémère –, dédiée à des raretés du cinéma, et partage son impressionnante collection d’affiches de cinéma dans un livre (L’Art du regard). Preuve que son ego se dégonfle volontiers quand il endosse un rôle de passeur («Jodo» lui-même avouait que Refn lui a redonné le goût du cinéma en le sortant de sa «dépression cinématographique»). Le nom de la plateforme ? «By NWR».
La filmographie de NWR
1996 : Pusher
1999 : Bleeder
2003 : Fear X
2004 : Pusher II
2005 : Pusher III
2008 : Bronson
2009 : Valhalla Rising
2011 : Drive
2013 : Only God Forgives
2016 : The Neon Demon
2019 : Too Old to Die Young
2023 : Copenhagen Cowboy