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[Musique] Slum Village : le son de Détroit s’empare des Rotondes


Young RJ et T3 portent l’héritage de Slum Village depuis le départ des autres membres fondateurs, dont le légendaire producteur J Dilla. (Photo : frankie fultz)

Slum Village, pionnier de la scène rap de Détroit, débarque ce mercredi soir aux Rotondes. Trente ans après sa formation, le groupe n’a rien perdu de sa fraîcheur.

À en juger par les récents (et excellents) concerts de De La Soul, Talib Kweli, KRS-One ou Apollo Brown, et en trépignant d’impatience face à la venue prochaine de DJ Premier et The Alchemist, fin novembre, et celle de Mobb Deep en 2026, il faut reconnaître que l’arrêt au Luxembourg semble désormais inévitable pour les grands noms qui ont écrit la légende du hip-hop américain. Ce mercredi soir, c’est aux Rotondes qu’il faut voir et écouter Slum Village, qui représente depuis trente ans le rap «made in Detroit».

Si la version originelle du groupe, formée par les rappeurs T3 et Baatin et le producteur J Dilla, garde une fraîcheur et une influence intactes, sa formation actuelle (T3 et le producteur-rappeur Young RJ) n’a de cesse de se renouveler, tout en perpétuant la philosophie et la tradition des débuts. Pour preuve, avec F.U.N. (2024), ils prennent la tangente vers des ambiances funk et disco et restent fidèles à l’essence collaborative du groupe (parmi les invités, de vieux copains, comme Karriem Riggins, mais surtout des nouvelles têtes : Cordae, Larry June, Brittney Carter…). «Ça a toujours été la même chose, expliquait Young RJ à la sortie de ce neuvième album : ne reste pas bloqué dans le passé en refaisant ce que Slum Village a déjà fait (…). On essaie constamment d’aller de l’avant.»

«Réussir à Détroit»

Avant que le succès planétaire d’un certain Eminem, à la fin des années 1990, place Détroit sur la carte du rap américain, il fallait notamment compter sur Slum Village pour comprendre que la métropole du Michigan aux mille vies, d’abord capitale mondiale de l’automobile après la guerre, puis berceau du jazz et de la soul, ne pouvait être racontée qu’avec une vision musicale unique et des «flows» à part. C’est au tournant des années 1990 que des adolescents du cru, dont T3, J Dilla, Proof ou Eminem, ont développé leur intérêt pour le hip-hop – certains pour les textes, d’autres pour les «beats».

Réunis tous les vendredis soir aux «hip-hop parties» du St. Andrew’s Hall, puis les samedis au Hip Hop Shop, une boutique de vêtements, pour les rap battles organisées par Proof, les jeunes MCs «essayaient tous de sortir de Détroit», raconte T3. «Enfin, pas de sortir de Détroit, mais de réussir à Détroit et se faire connaître à l’échelle du pays et à l’international.»

Troisième voie

En 1996, Proof fonde le groupe D12 (avec Eminem, Bizarre, Bugz…), tandis que J Dilla, T3 et Baatin, déjà réunis en trio sous le nom de Ssenepod depuis leurs années lycée, deviennent Slum Village. Un nom – traduisible par «Village taudis» – qui colle bien au quartier qu’ils représentent, celui de Conant Gardens : un complexe de logements sociaux laissé à l’abandon, où 90 % des habitants sont noirs et plus de la moitié vivent en dessous du seuil de pauvreté. Mais à l’heure où le genre se divise principalement entre «gangsta rap» et rap «conscient», Slum Village choisit une autre voie, hybride et unique : celle des instrumentaux fabriqués sur des samples jazz et soul, qui ont imposé J Dilla, «the original drum master» selon un morceau culte du groupe (Untitled/Fantastic), comme le beatmaker visionnaire par excellence, et des paroles friponnes, parlant de filles et d’argent mais aussi bourrées de rage et de noirceur, en contrepoint de la «street poetry» à laquelle on les a souvent comparés – à tort.

L’immense Fantastic Vol. 2 (2000) arrive comme une démonstration de la virtuosité musicale et du savoir encyclopédique de J Dilla (qui puise ses samples chez James Brown et Daft Punk), et la confirmation que Slum Village existe aussi pour que gravite autour du trio toute une liste d’artistes venus prendre leur pied en studio (D’Angelo, Common, Pete Rock ou Busta Rhymes…). Mais après la sortie de l’album, Dilla, devenu en un rien de temps l’un des producteurs les plus en vue du genre, quitte officiellement le navire – mais continuera de glisser régulièrement ses tracks à ses vieux copains. Dès lors, c’est le tumulte dans le line-up : Elzhi remplace Dilla, Baatin part à son tour en 2003, Black Milk devient l’un des principaux producteurs sans jamais être officiellement membre du groupe et les MCs au micro se succèdent jusqu’à la fin de la décennie.

Besoin de stabilité

Après le départ des deux membres fondateurs, T3 et Young RJ discutent de «comment poursuivre Slum Village». Producteur par vocation, RJ a dix ans de moins que ses collègues mais collabore avec Slum Village dès la fin des années 1990. Une position idéale pour perpétuer l’esprit du groupe. T3 raconte : «Une chose que Dilla disait tout le temps, c’était : « Sois toi-même ». Dilla a été un mentor pour RJ, il lui a montré pas mal de trucs (…) mais, en même temps, il n’a jamais voulu qu’on le copie.» À l’époque, les changements dans le groupe «ne nous ont pas trop dérangés car, après le départ de Dilla, le son du groupe était principalement T3 et moi», explique Young RJ.

Celui-ci est notamment essentiel dans la fabrication de l’esthétique neo-soul de Detroit Deli (A Taste of Detroit) (2004), le dernier grand album du groupe avant un petit moment. Jusqu’en 2013 et le bien nommé Evolution, qui marque un renouveau pour Slum Village : avec la disparition de J Dilla en 2006 et celle de Baatin en 2009, le groupe a besoin de stabilité, et T3 et Young RJ deviennent ainsi naturellement les deux principaux rappeurs. Une configuration qui n’a plus bougé depuis, même lorsqu’ils exhument des enregistrements inédits de Dilla et Baatin sur l’album Yes! (2015), presque intégralement composé de productions posthumes du premier.

Même cette pause de neuf ans, entre Yes! et F.U.N., semble naturelle pour Slum Village, qui ne s’est jamais senti tranquille en suivant les attentes de l’industrie et du public : «À chaque fois qu’on s’assoit et qu’on parle de l’avenir, nos envies ne reflètent jamais ce qu’il y a sur le marché. Voilà ce qu’on fait : ce qu’on veut écouter, ce qui, selon nous, manque», assure Young RJ. Son comparse est tout aussi clair : «On fait de la musique pour notre plaisir avant tout.» C’est tout le sens de F.U.N., qui, selon T3, est «à la fois» une preuve de la joie que le duo et leurs invités ont éprouvé en studio et «un acronyme pour « fuck you n*** »». La provocation se fait le cœur léger, pour mieux faire bouger les têtes.

Mercredi soir, à 20 h. Rotondes – Luxembourg.