Le tableau pourrait être celui-ci : en périphérie de la ville, un grand chapiteau, solidement arrimé, aux imposantes rayures blanches et rouges.
À l’intérieur, au centre d’une piste faite de terre, l’animateur de la soirée, Monsieur Loyal, annonce la prochaine représentation, le clou du spectacle même, sous les usuels roulements de tambour. Sous les projecteurs s’avancent alors timidement deux saltimbanques, Hannah Skelton et Chris Niles. Elle, les cheveux roses, et lui, une bouille moqueuse. Pas de jonglerie ni d’acrobatie avec eux, mais un sacré tour de passe-passe. D’un coup de baguette magique, le tandem transporte en effet l’auditoire des décennies en arrière, direction New York, période 1970-80.
À cette époque, en plein cœur du Lower East Side, est né un nouveau courant artistique : la no wave qui, rien qu’à travers son nom, montre le rejet qu’il a des normes et son ressentiment vis-à-vis de la mode. Malgré son opposition farouche à l’esthétique en vogue et ses visées larges, on trouve toutefois, chez ses représentants, des points communs : un penchant nihiliste, une affirmation politique et, surtout, un vif désaccord par rapport aux genres musicaux qui cartonnent à l’époque, le punk (trop violent) et le disco (trop surfait). De 1977 à 1984, ils sont nombreux à épouser ce style bancal, branché avant-gardisme et à l’ADN pourtant dansant. Pour le résumer sans s’y perdre, mieux vaut se tourner vers les trois (excellentes) compilations New York Noise, sorties par Soul Jazz Records.
Si chez abracadabra, le passé revient au premier plan, c’est pour mieux raconter le présent. Preuve en est avec ce shapes & colors, second album après un premier coup d’essai autoproduit et resté anonyme (2020). Ce coup-ci, pour donner plus de poids à ses élucubrations, le groupe peut s’appuyer sur un label (Melodic) et une expérience qui s’est affirmée avec force durant la crise sanitaire. Comme elle le raconte, Hannah Skelton a dû quitter son salon, situé à San Francisco, pour devenir une coiffeuse «itinérante», coupant les cheveux à de riches propriétaires plaintifs : «Je roulais vers des manoirs et les gens se plaignaient de la dureté de la pandémie à côté de leur piscine et de leurs courts de tennis.»
Devant cette société malade et ce «désordre» généralisé, chez elle, la colère et la frustration sont montées d’un cran. Restait à les enrober avec une musique collant à l’atmosphère du moment, fragile, décousue, mais non dénuée d’espoir. La recette? Des textes tantôt chantés, tantôt clamés, surfant sur un grand cocktail de sonorités tropicales, festives et psychédéliques. On trouve, chez le duo d’Oakland (Californie), une basse bien ronde, des percussions inventives qui cherchent à se montrer et, surtout, des synthétiseurs en pagaille. Avec ce mot d’ordre, qui se retrouve sur les dix chansons : expérimenter coûte que coûte à travers une science du bricolage que n’aurait pas reniée un certain Michel Gondry (il suffit de regarder le clip d’in a photo pour s’en convaincre).
Abracadabra sort de son chapeau un album à l’étrange parfum, mais envoûtant à souhait
Shapes & colors convoque ainsi, comme il le suggère, différentes formes et couleurs. Il y a dans cette musique loufoque et bon enfant toute l’énergie d’ESG et de Tom Tom Club, la folie de Lizzy Mercier Descloux, les tubes qui s’étirent mollement de King «dub» Tubby, la sensibilité mélodique de Stereolab et le tempérament de Deerhoof. Avec, au-dessus de la meute, comme toujours, l’esprit funk des incontournables Talking Heads et, dans une influence plus évidente encore (car plus récente), la présence fantomatique d’une Cate Le Bon. Mélangeant tout ça au fond de son chapeau, abracadabra sort, à la place du classique lapin blanc, un album à l’étrange parfum, mais envoûtant à souhait. Bluffé, le public, lui, est debout. Vivement la prochaine démonstration!
abracadabra – « shapes & colors »
Sorti le 20 janvier
Label Melodic Records
Genre art rock / punk